Après avoir fait le tour du monde, La face cachée de la lune, pièce phare du répertoire de Robert Lepage, est reprise au Théâtre Jean-Duceppe. Rencontre avec Yves Jacques, pilier de ce spectacle solo sans frontières.
Après avoir sillonné les salles de la Corée du Sud, de la Nouvelle-Zélande, de la France, de la Belgique et de l’Angleterre, Yves Jacques retourne au bercail pour interpréter La face cachée de la lune, pièce créée il y a près de 20 ans par Robert Lepage et sa compagnie Ex Machina.
La reprise qui devait souligner les 40 ans du Théâtre du Trident à Québec, où la pièce a été jouée pour la première fois, offrait la parfaite excuse pour planifier des représentations à Montréal. Depuis sa création en 2000, le spectacle a été présenté dans 45 villes.
Yves Jacques incarne les frères Philippe et André, rôles que Robert Lepage campait jusqu’à ce qu’il décide de passer le flambeau en 2003. Profondément opposés, ils n’ont d’autre choix que de renouer après le décès de leur mère.
Le premier, célibataire, se passionne pour l’espace et mène une vie frugale tout en faisant son doctorat à 42 ans, tandis que le deuxième fait fortune comme annonceur vedette au Canal Météo. La seule chose qu’ils partagent : le deuil de leur mère.
«Le spectacle est reçu de la même façon partout, c’est ce qui est fantastique. Robert a réussi à toucher l’âme humaine dans ce spectacle, si bien que peu importe où on est dans le monde, on réagit de manière similaire», affirme Yves Jacques.
«Dans cette pièce, Lepage nous demande si on peut arrêter de se regarder le nombril. Peut-on aller sur la Lune pour y voir autre chose que la Terre? Parce que la première chose que les hommes ont faite en arrivant sur la Lune a été d’admirer le lever de Terre, d’encore une fois se scruter, comme lorsqu’on prend ces fameux selfies. Ici, nous regardons autre chose que nous-mêmes à l’aide d’un texte publié bien avant l’invention de l’iPhone.» – Yves Jacques, comédien
La douleur historique
Les souvenirs intimes des personnages déterrent non seulement les blessures d’une vieille rivalité fraternelle, mais aussi celles, à plus large échelle, de la carte géopolitique.
«C’est un sujet éternel, poursuit le comédien. Deux frères peuvent s’opposer parce qu’ils appuient des partis politiques différents ou parce qu’ils n’ont pas les mêmes idées sur la droite et la gauche. Dans ce cas-ci, les frères dressent un parallèle entre les cosmonautes russes, animés par une philosophie, et les astronautes américains, motivés par l’appât du gain. Les idées ou l’argent, ça demeure un débat universel.»
Robert Lepage a en effet grandi à l’époque où Soviétiques et Américains se livraient une course effrénée pour la conquête de la Lune. Les références de cette fascination de l’humain pour l’espace jalonnent ce récit autobiographique.
Philippe participe notamment à un concours organisé par l’institut SETI (Search for Extra-Terrial Intelligence), aux États-Unis, afin de réaliser une vidéo destinée à être présentée à de potentiels extraterrestres. Cette péripétie explore notre place dans l’univers par l’intermédiaire d’une question qui a fasciné des générations de scientifiques et de philosophes : «Sommes-nous seuls?»
«Certains ont bien du mal à accueillir la différence. Accepterions-nous qu’il y ait quelqu’un d’autre?» se demande Yves Jacques.
Au cours des nombreuses tournées, l’émoi du public coréen qui a vu ses terres scindées en deux pendant la guerre froide a particulièrement marqué la mémoire du comédien. «Les spectateurs étaient tellement fébriles quand ils venaient me voir après le spectacle. C’était presque hystérique. Ils pleuraient parce que le duo évoquait pour eux les deux Corées», raconte-t-il.
«Une forme de méditation»
C’est en voyant Vinci au Théâtre de Quat’Sous en 1986 que Yves Jacques a su qu’il voulait travailler avec Robert Lepage. «Ç’a été comme un choc électrique», relate l’artiste. Depuis ce coup de foudre, la longue complicité entre les hommes de théâtre dure jusqu’à ce jour, avec des collaborations comme La vie de Galilée et Le Projet Andersen, toutes deux présentées au Théâtre du Nouveau Monde en 1989 et en 2005.
Afin d’aiguiser sa concentration pour livrer deux heures de monologue, Yves Jacques s’abstient de consommer de l’alcool. «C’est un défi technique qui exige d’être présent. C’est devenu pour moi une forme de méditation; c’est assez zen», conclut-il, sourire en coin.
Rompu aux escales de quelques jours, le comédien nomade redevient sédentaire le temps de 35 représentations au Théâtre Jean-Duceppe, en matinée comme en soirée.