On devrait évaluer l’expression en termes de coûts et de pouvoir plutôt qu’en termes de liberté ou de censure. Même si la parole s’est démocratisée, les coûts et les bénéfices liés à l’expression demeurent inégaux pour chacun. L’actualité nous en fournit une nouvelle preuve.
Cette semaine, des directeurs de salles de cinéma défendent leur décision de diffuser le film anti-avortement Unplanned, présentant à nouveau l’enjeu comme une question de liberté d’expression, sans considérer les coûts, les dynamiques de pouvoir, les conséquences, mais aussi les bénéfices liés à la diffusion de l’œuvre et à la controverse qui l’entoure. Rappelant son arrivée au Canada en 1969, le PDG de Cineplex a justifié sa décision de diffuser Unplanned par son attachement à la liberté d’expression. Il aurait aussi pu nous parler de son attachement à l’argent.
En présentant Unplanned, Cineplex fait un choix. Or, la solution de rechange à ce choix n’aurait été en aucun cas une atteinte à la liberté d’expression du producteur évangéliste Pure Flix. Être diffusé dans une salle est un privilège, pas un droit. Les salles de cinéma font le choix plusieurs fois par année de ne pas présenter des œuvres. Ce choix est le plus souvent d’ordre financier. Or, force est de reconnaître qu’il y a certainement une piastre à faire avec la controverse que nous sommes tous en train d’alimenter.
Force est de reconnaître qu’il y a certainement une piastre à faire avec la controverse que nous sommes tous en train d’alimenter.
La confusion entre liberté d’expression et pouvoir est manifeste également dans l’appel à la raison du PDG de Cineplex : «Il appartient à chacun de nous de décider ou non de voir le film», écrit-il. Là n’est pas la question. Nous pouvons très bien faire le choix de ne pas voir Unplanned, mais nous n’aurons pas d’autre choix que de subir les conséquences du discours porté par le film. À l’aube d’une élection fédérale qui pourrait très bien porter au pouvoir un parti refusant de se lever en chambre pour soutenir le libre choix en matière d’avortement, il y a de quoi s’inquiéter qu’une curiosité malsaine soit entretenue de manière aussi intéressée à l’endroit d’un sujet qui concerne de si près nos utérus.
L’ironie de la controverse est qu’elle donne majoritairement la parole à des hommes en situation de pouvoir, qui n’auront jamais à recourir à une IVG et qui s’expriment avec détachement sur le sujet. «Il y a matière à controverse… En 2019, avec tous les moyens de contraception que nous avons, a-t-on vraiment le droit de dire que l’avortement est une option?» demandait hier le propriétaire de salles de cinéma Vincent Guzzo.
Le groupe Informed Opinion, dont le mandat est de renverser la tendance qu’ont les médias à donner plus volontiers la parole aux hommes, a publié hier une liste d’expertes sur l’avortement pour commenter le dossier Unplanned. Parce que c’était visiblement nécessaire!
Plutôt que d’accuser les opposants au film de censure, peut-on faire l’effort de reconnaître que les directeurs de salles de cinéma font un choix financier – voire idéologique, dans le cas de Guzzo – en diffusant un film dont ils auraient simplement pu détourner le regard, comme ils le font régulièrement avec des films québécois jugés trop tristes pour générer des revenus?