ANALYSE – La pandémie de COVID-19 a provoqué à travers le monde une série de réactions de la part des gouvernements, dont la plus spectaculaire a été le confinement massif de population.
Une décision radicale qui a été adoptée par de nombreux pays qui se sont imités les uns les autres, sans tenir compte des idiosyncrasies locales et des caractéristiques culturelles. Comment expliquer le clivage important entre ceux qui défendent la liberté de se protéger individuellement, et ceux qui mettent l’accent sur le caractère collectif de la santé des populations?
Dans un article publié récemment publié par le Journal of Management Inquiry intitulé «Exploring the process of policy overreaction : the Covid-19 lockdown decisions», mon collègue, Sofiane Baba, et moi-même, tous les deux professeurs en management stratégique, examinons comment, lorsqu’une réaction politique excessive se produit, elle peut mener à des décisions injustifiées et dangereuses. Nous avons mené cette analyse en tant que spécialistes des théories des organisations et de leur fonctionnement, en particulier en matière de processus stratégiques et décisionnels.
Le phénomène de surréaction dans les décisions politiques
Les premières décisions de politiques consistant à confiner massivement des populations entières ont été acceptées comme allant de soi, du fait que le virus était perçu comme très dangereux. Elles n’ont suscité que peu de réactions presque partout dans le monde, et se sont révélées essentielles au comportement, voire au bien-être des populations concernées.
Lorsque la première décision est massive et radicale, il est difficile de la remettre en question ou de la corriger. Or, ces décisions prises souvent dans l’urgence peuvent mener à des désastres humains et économiques. Leurs effets se font généralement sentir dans le futur et compte tenu de l’urgence réelle ou perçue, on ne leur accorde pas beaucoup d’attention.
Dans la littérature académique, des politiques excessives ont été occasionnellement documentées. Par exemple, la décision aux conséquences catastrophiques du président américain George W. Bush d’envahir l’Irak, en 2003, a été présentée comme un exemple typique de réaction politique excessive. En revanche, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, le président John F. Kennedy a résisté à l’appel aux armes de ses conseillers. Il a ainsi réduit l’intensité de la réponse, évitant probablement une confrontation nucléaire avec l’Union soviétique.
En général, les premières réactions à ce qui semble être une menace inquiétante, qu’elle soit militaire, stratégique ou sanitaire, sont cruciales pour la paix et la prospérité des nations. Ces premières décisions créent une «dépendance au chemin emprunté» (path-dependency), comme l’écrit le professeur américain Ian Greener, de l’Université de Strathclyde et influencent fortement le comportement et les perceptions dans la suite des événements.
Confiner, ou ne pas confiner la population
Dans notre article, nous ne portons pas de jugement sur la gestion d’ensemble de la pandémie par les gouvernements. Nous focalisons plutôt sur la réponse initiale à la pandémie, c’est-à-dire la décision de confinement. Nous analysons les réactions à la pandémie de Covid-19 dans des pays qui ont adopté des approches contrastées pour gérer la crise.
La réponse française a attiré l’attention du monde entier. Même si le pays n’était pas le premier à confiner massivement sa population (l’Italie et l’Espagne l’avaient déjà amorcé), le confinement a été parmi les plus radicaux. En ce sens, les esprits à travers le monde ont été frappés par l’image de Paris vidée de ses habitants.
La Suède a de son côté résisté à l’idée de confiner l’ensemble de la population, provoquant en cela un concert de critiques des médias à travers le monde. Les autorités suédoises ont agi rapidement pour protéger les segments les plus vulnérables de la population (le pays a quand même connu des éclosions majeures dans ses résidences pour personnes âgées), mais se sont abstenues de toute action radicale généralisée. Elles sont restées proches de la population, lui fournissant les informations disponibles, recherchant la coopération et l’approbation sociale.
Leur bilan n’a généralement été ni meilleur ni pire du point de vue de la santé. Elles ont néanmoins protégé la société suédoise des excès des confinements massifs et des effets de l’incertitude administrative. En date de février 2022, l’Université Johns Hopkins évaluait la surmortalité liée au coronavirus comme suit: 0,6% en France, 0,7% en Suède, 0,9% en Allemagne, 1,1% au Canada, et 1,2% aux États-Unis.
La peur qui fait dérailler
En nous appuyant sur les théories de la complexité, nous croyons que lorsque les relations de cause à effet sont incertaines ou inconnues, les meilleures décisions sont celles prises de manière prudente, afin de pouvoir apprendre et corriger. Elles doivent aussi être participatives, afin de bénéficier de l’expérience collective.
Nous montrons également que les émotions, en particulier la peur, font dérailler la prise de décision rationnelle des individus. Cela est largement documenté dans la littérature psychologique. Lorsqu’elle affecte des populations entières, la peur alimente «un comportement de foule». Dans son livre «Crowds and Power», l’écrivain britannico-allemand Elias Canetti, prix Nobel de littérature, a tenté d’expliquer pourquoi des sociétés civilisées rationnelles pouvaient sombrer dans la violence et le désordre. La volonté des individus se dissout dans un comportement de meute. Ils deviennent alors faciles à manipuler et on peut assister à des comportements irrationnels qui, normalement, ne se produiraient pas individuellement. Dans le cas de la Covid-19, le comportement d’une foule inquiète a contribué, entre autres, à empêcher tout ajustement ou correction, et a poussé, au contraire, à une radicalisation accrue.
La décision de confinement a été aussi aggravée par un phénomène d’isomorphisme institutionnel, soit une situation où l’environnement institutionnel (lois, normes, culture et pratiques) force individus et organisations à des comportements semblables pour asseoir la légitimité de leurs actions. Face à l’incertitude et aux pressions des médias et de populations apeurées, les dirigeants de différents pays se sont imités, scellant la réaction excessive et utilisant des moyens, parfois discutables, pour la justifier et l’appliquer. Le processus de justification et de mise en œuvre repose notamment sur des conseils exclusivement sanitaires, sur la pensée de groupe (groupthink) et sur le mépris de toutes les sciences sociales.
Il n’est pas raisonnable, selon nous, dans des décisions où le bien-être et l’avenir de populations entières sont en jeu, de négliger ce que les psychologues, sociologues, historiens, théoriciens des organisations et autres scientifiques pourraient apporter.
Cinq mesures à apporter
Notre article propose cinq mesures pour contrôler et limiter les effets des émotions négatives et de l’isomorphisme institutionnel dans la gestion des crises d’urgence :
- Adopter un mode de décision incrémental, par petits bouts, pour permettre l’apprentissage progressif ;
- Décentraliser les décisions de réponse ;
- Assurer une communication ouverte et valoriser l’apport de la société civile ;
- Construire des structures de décision équilibrées, impliquant un large éventail d’experts scientifiques, mais aussi de leaders sociaux concernés ;
- Assurer une véritable gestion basée sur les faits, donc qui prend en compte les aspects variés d’une crise d’urgence.
L’infection par le SARS-CoV-2 était certes une menace importante et elle a généré une crise majeure et provoqué des millions de morts. Les crises à grande échelle, comme celle-ci, sont justement difficiles à gérer parce qu’elles peuvent faire réagir de manière contre-intuitive.
Afin de garder le contrôle, il est essentiel de veiller à ne pas aggraver leurs effets par des décisions politiques radicales, difficiles à évaluer et à mettre en œuvre. Minimiser l’effet des émotions négatives générées par ces crises et rassurer sont nécessaires afin de susciter l’adhésion des populations
Lorsque la première décision est massive et radicale, il est difficile de la remettre en question ou de la corriger. Or, ces décisions prises souvent dans l’urgence peuvent mener à des désastres humains et économiques. Leurs effets se font généralement sentir dans le futur et compte tenu de l’urgence réelle ou perçue, on ne leur accorde pas beaucoup d’attention.
Dans la littérature académique, des politiques excessives ont été occasionnellement documentées. Par exemple, la décision aux conséquences catastrophiques du président américain George W. Bush d’envahir l’Irak, en 2003, a été présentée comme un exemple typique de réaction politique excessive. En revanche, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, le président John F. Kennedy a résisté à l’appel aux armes de ses conseillers. Il a ainsi réduit l’intensité de la réponse, évitant probablement une confrontation nucléaire avec l’Union soviétique.
En général, les premières réactions à ce qui semble être une menace inquiétante, qu’elle soit militaire, stratégique ou sanitaire, sont cruciales pour la paix et la prospérité des nations. Ces premières décisions créent une «dépendance au chemin emprunté» (path-dependency), comme l’écrit le professeur américain Ian Greener, de l’Université de Strathclyde et influencent fortement le comportement et les perceptions dans la suite des événements.
Confiner, ou ne pas confiner la population
Dans notre article, nous ne portons pas de jugement sur la gestion d’ensemble de la pandémie par les gouvernements. Nous focalisons plutôt sur la réponse initiale à la pandémie, c’est-à-dire la décision de confinement. Nous analysons les réactions à la pandémie de Covid-19 dans des pays qui ont adopté des approches contrastées pour gérer la crise.
La réponse française a attiré l’attention du monde entier. Même si le pays n’était pas le premier à confiner massivement sa population (l’Italie et l’Espagne l’avaient déjà amorcé), le confinement a été parmi les plus radicaux. En ce sens, les esprits à travers le monde ont été frappés par l’image de Paris vidée de ses habitants.
La Suède a de son côté résisté à l’idée de confiner l’ensemble de la population, provoquant en cela un concert de critiques des médias à travers le monde. Les autorités suédoises ont agi rapidement pour protéger les segments les plus vulnérables de la population (le pays a quand même connu des éclosions majeures dans ses résidences pour personnes âgées), mais se sont abstenues de toute action radicale généralisée. Elles sont restées proches de la population, lui fournissant les informations disponibles, recherchant la coopération et l’approbation sociale.
Leur bilan n’a généralement été ni meilleur ni pire du point de vue de la santé. Elles ont néanmoins protégé la société suédoise des excès des confinements massifs et des effets de l’incertitude administrative. En date de février 2022, l’Université Johns Hopkins évaluait la surmortalité liée au coronavirus comme suit: 0,6% en France, 0,7% en Suède, 0,9% en Allemagne, 1,1% au Canada, et 1,2% aux États-Unis.
La peur qui fait dérailler
En nous appuyant sur les théories de la complexité, nous croyons que lorsque les relations de cause à effet sont incertaines ou inconnues, les meilleures décisions sont celles prises de manière prudente, afin de pouvoir apprendre et corriger. Elles doivent aussi être participatives, afin de bénéficier de l’expérience collective.
Nous montrons également que les émotions, en particulier la peur, font dérailler la prise de décision rationnelle des individus. Cela est largement documenté dans la littérature psychologique. Lorsqu’elle affecte des populations entières, la peur alimente «un comportement de foule». Dans son livre «Crowds and Power», l’écrivain britannico-allemand Elias Canetti, prix Nobel de littérature, a tenté d’expliquer pourquoi des sociétés civilisées rationnelles pouvaient sombrer dans la violence et le désordre. La volonté des individus se dissout dans un comportement de meute. Ils deviennent alors faciles à manipuler et on peut assister à des comportements irrationnels qui, normalement, ne se produiraient pas individuellement. Dans le cas de la Covid-19, le comportement d’une foule inquiète a contribué, entre autres, à empêcher tout ajustement ou correction, et a poussé, au contraire, à une radicalisation accrue.
La décision de confinement a été aussi aggravée par un phénomène d’isomorphisme institutionnel, soit une situation où l’environnement institutionnel (lois, normes, culture et pratiques) force individus et organisations à des comportements semblables pour asseoir la légitimité de leurs actions. Face à l’incertitude et aux pressions des médias et de populations apeurées, les dirigeants de différents pays se sont imités, scellant la réaction excessive et utilisant des moyens, parfois discutables, pour la justifier et l’appliquer. Le processus de justification et de mise en œuvre repose notamment sur des conseils exclusivement sanitaires, sur la pensée de groupe (groupthink) et sur le mépris de toutes les sciences sociales.
Il n’est pas raisonnable, selon nous, dans des décisions où le bien-être et l’avenir de populations entières sont en jeu, de négliger ce que les psychologues, sociologues, historiens, théoriciens des organisations et autres scientifiques pourraient apporter.
Cinq mesures à apporter
Notre article propose cinq mesures pour contrôler et limiter les effets des émotions négatives et de l’isomorphisme institutionnel dans la gestion des crises d’urgence :
- Adopter un mode de décision incrémental, par petits bouts, pour permettre l’apprentissage progressif ;
- Décentraliser les décisions de réponse ;
- Assurer une communication ouverte et valoriser l’apport de la société civile ;
- Construire des structures de décision équilibrées, impliquant un large éventail d’experts scientifiques, mais aussi de leaders sociaux concernés ;
- Assurer une véritable gestion basée sur les faits, donc qui prend en compte les aspects variés d’une crise d’urgence.
L’infection par le SARS-CoV-2 était certes une menace importante et elle a généré une crise majeure et provoqué des millions de morts. Les crises à grande échelle, comme celle-ci, sont justement difficiles à gérer parce qu’elles peuvent faire réagir de manière contre-intuitive.
Afin de garder le contrôle, il est essentiel de veiller à ne pas aggraver leurs effets par des décisions politiques radicales, difficiles à évaluer et à mettre en œuvre. Minimiser l’effet des émotions négatives générées par ces crises et rassurer sont nécessaires afin de susciter l’adhésion des populations et améliorer le processus décisionnel.
et améliorer le processus décisionnel.
Taïeb Hafsi
Professeur en management stratégique et théorie des organisations, HEC Montréal
Sofiane Baba
Professeur adjoint en management stratégique, Université de Sherbrooke