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Jesse Rosenfeld: aux sources des conflits

Photo: Chantal Levesque / Métro

«Je ne pourrais pas être plus loin du Moyen-Orient que maintenant.» En effet. Dans la neige de Toronto (et dans la première scène du documentaire qui lui est dédié), le reporter canadien Jesse Rosenfeld revient voir ses parents, comme il le fait sporadiquement depuis neuf ans. Depuis que, en fait, il a plié bagage, pris son calepin, puis l’avion, pour rendre compte de la situation au Moyen-Orient et surtout de la façon dont l’Occident affecte l’existence de ceux qui y vivent. Dans le film qui clôture les Rencontres internationales du documentaire de Montréal, le cinéaste Santiago Bertolino suit ce Journaliste au front.

Malgré le temps maussade, oui, pour les médias, mais surtout pour le monde en général, il reste probablement dans l’esprit de bien des gens quelque chose de mythique dans l’image d’un reporter qui part en zone de conflit, au péril de sa vie. «Oh non. Oubliez ça, tranche Jesse Rosenfeld. On ne le fait pas parce qu’il y a un aspect romantique, parce qu’on adore le journalisme à la pige ou qu’on nourrit ce fantasme de “je n’ai pas de patron”. Non. Si on le fait, c’est parce que c’est la seule façon, pour nous, de raconter les histoires qu’on trouve importantes.»

Produit par l’ONF, réalisé par Santiago Bertolino, Un journaliste au front suit le parcours de ce Canadien qui collabore au Monde diplomatique, au Toronto Star, au Guardian, à Now Magazine, à Al Jazeera, à The Daily Beast, alors qu’il se rend en Égypte, en Irak, en Turquie. Alors qu’il négocie avec des fixers, qu’il s’excuse de son stress auprès de ceux qui l’accompagnent, qu’il vit dans l’attente. Celle, indéniablement associée au fait de proposer des sujets à des éditeurs, de devoir se battre pour les convaincre que c’est important de les publier, je vous jure que c’est important, vraiment, vraiment important.

Le périple se déroule sur deux ans, alors que Jesse rapporte, à l’écrit, les faits du front. Le film, lui, rapporte, «des polaroids de ces divers conflits» depuis 2014. L’Égypte, l’Irak, la Turquie, la Syrie, donc. Entrecoupé d’instants douloureux, de confidences livrées, désemparé, en fin de journée autour d’une bière. «It’s difficult. It’s difficult.» L’ensemble se termine sur des images de la crise des réfugiés. Procédé qui traduit parfaitement la vision et la méthode de Jesse Rosenfeld : remonter aux origines du conflit. Parce que chaque crise a ses sources, lointaines et complexes, dit-il.

«J’ai longtemps milité pour les droits de la personne en Palestine, le droit à l’autodétermination des peuples au Moyen-Orient, j’ai pris part à des manifestations contre la guerre en Irak. Puis, j’ai fini mes études à l’Université McGill en 2007 et j’ai commencé mon parcours de journaliste indépendant. J’ai vécu à Ramallah, à Istanbul, au Caire, à Tel-Aviv, à Beyrouth. En gros, j’ai laissé les gens avec qui j’ai grandi pour raconter les vies de ceux que l’Occident façonne, bouleverse, altère et domine.»

«Mon travail, ce n’est pas de dire aux gens quoi faire. C’est simplement de rapporter les histoires des plus démunis. En souhaitant que les lecteurs ressentent un lien avec eux. Par pure solidarité humaine.»

Dans une rare scène plus personnelle, on voit Jesse assis dans un diner canadien, où il reçoit, visiblement avec bonheur et gratitude, son assiette de deux œufs tournés. «Je venais de rentrer. Ce n’était pas longtemps après la guerre de Gaza en 2014, j’avais fait un détour par l’Éthiopie, vidé l’appart que j’occupais au Caire. En plus, j’étais en lendemain de veille. Tout ce que je voulais, c’était juste mon p*&?ain de déjeuner!»

Rare moment personnel, disait-on. En effet, dans le film de Santiago Bertolino, on apprend à connaître le journaliste anglophone presque exclusivement par son travail, à l’exception des passages avec ses parents inquiets. («En même temps, ils s’ennuieraient si je couvrais l’actualité municipale», avance Jesse avec un sourire.)

Ces mêmes parents qui se sont rencontrés en Afrique du Sud, à Cape Town, qui sont «issus de la lutte antiapartheid», qui lui ont insufflé sa «conscience politique». D’ailleurs, parmi les souvenirs qui l’ont poussé à devenir le reporter engagé qu’il est, il mentionne, dans le film, le début de la guerre du Golfe. Puis ces instants dans l’automobile, en 1992, quand il avait sept ans et que sa mère et son père activistes lui faisaient écouter Long Walk to Freedom, l’autobiographie de Nelson Mandela, enregistrée sur cassette, plutôt que de lui jouer, mettons, du R.E.M.

Outre ces petites étincelles, peu d’histoires intimes. Normal, dit Jesse. Ce n’est pas ça l’important. Pas lui qui compte. Ce qui le fait? L’état de sa profession. «Les emplois stables diminuent, les postes de correspondants aussi, les tarifs sont constamment en baisse. Ce sont des conditions de travail de plus en plus précaires dans des zones de plus en plus dangereuses. L’histoire de ce que moi, je traverse, c’est aussi celle de la plupart des journalistes pigistes de cette région. Il y a 20 ans, ces gens étaient protégés, soutenus par une publication. Ce qui faisait une différence.»

Le Torontois se souvient alors de son ami, le photoreporter Ali Mustafa, 29 ans, tué durant un bombardement, à Alep, en 2014. De la peine causée par sa disparition. «On prend tous des risques. Parce que tout le monde sait que c’est ce qu’il faut faire pour avoir l’histoire.»

Il faut également «suivre les histoires», se déplacer selon l’actualité. Même si les lecteurs cliquent moins sur ces textes que sur, classique, des vidéos avec des félins. «Oui, il y a des articles qu’on aimerait voir générer plus d’intérêt…» laisse échapper Jesse Rosenfeld qui, d’ailleurs, n’y va pas par quatre chemins en ce qui a trait à l’état de sa profession. «Il y a beaucoup d’argent qui est fait dans les médias. C’est simplement la valeur du travail qui n’est pas reconnue.» Ce qui, selon lui, engendre un sérieux problème. À savoir «le type de nouvelles qui sortent et la façon dont elles sont rapportées».

Comme il le souligne à l’écran, même si, grâce à la magie de l’internet, on est censés être plus informés, en tant que citoyens, on oublie rapidement. «Regardez la dernière élection! L’idée de post-vérité, de post-truth. De réalité contre téléréalité. Les narrations sont conçues de façon à faire oublier notre responsabilité dans l’histoire récente.»

Ce qu’il n’oublie pas, par contre : les scènes de violence, l’horreur du quotidien, l’odeur des corps. Comment il fait pour continuer? À l’écran, Jesse se livre. Devant nous, Jesse élude. «Je veux dire… tu sais… C’est le moment le plus terrifiant : quand on arrive à la fin d’une histoire et qu’on réalise que oui, c’est arrivé. Comme ça. Ainsi. Et maintenant, on doit tous composer avec ça. La façon que j’ai trouvée pour affronter ces atrocités, c’est en parler aux autres. Afin qu’on compose avec le tout, tous ensemble.»

«Ces événements existent. Surviennent. J’écris à leur sujet puisque je continue de croire que c’est important. Mais c’est sûr que ça donne une perspective différente sur l’humanité, sur la violence, sur la brutalité, sur ce que les êtres humains se font comme mal, les uns aux autres.»

Un journaliste au front
Présenté en clôture des RIDM
Samedi à 19 h à Concordia
Dimanche à 14 h au Cinéma du Parc
En salle le 3 mai 2017

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