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Douceur du monde

Jean-François Beauchemin - Métro

Peu à peu l’éclairage change. Cet imperceptible mouvement de la lumière dans le passage d’une saison à une autre est presque un changement de perspective : le monde lui-même, on dirait, se déplace devant nos yeux, rectifie l’angle que le regard croyait fixé. Ces retouches que fait la nature sur elle-même a ses effets sur la mémoire. Je me suis souvenu avec plus de précision de certains printemps où j’appelais mon frère pour lui demander de venir repeindre avec moi la véranda. J’entendais deux heures plus tard son pas résonner sur la terre durcie de l’allée. Le vin rouge que nous buvions toujours avant de prendre nos pinceaux embellissait notre pensée, préfigurait dans le sang la chaleur que le court été allait bientôt nous prodiguer. Quelques heures passaient sans que nous quittions beaucoup le confort des coussins, sans que nous lâchions longtemps nos verres. Je sentais mon frère aimer comme moi ces excès que la morale injurie, que la sagesse regarde comme une sorte de faiblesse, mais à la source desquels toutes deux pourtant vont puiser. À notre connivence habituelle s’ajoutait un calme extraordinaire. Tout s’apaisait, peut-être parce que pour une fois nous cessions de lutter, et consentions totalement au passage du temps.

À d’autres moments, nous retournions la terre du jardin. La remise où nous nous fournissions en outils ne contenait aucun des instruments perfectionnés que la science met de nos jours à la disposition du planteur de choux et de fleurs. J’avais choisi de ne pas recourir à ces inventions qui, par leur efficacité un peu monotone, contrariaient le cours discontinu de la pensée, et sa tendance naturelle aux va-et-vient, aux sporadiques martèlements. Rien ne valait le choc bien sonore de la bêche sur les cailloux, le réagencement forcé d’une section de l’espace causé par la présence d’une racine, ou de quelque dure imperfection du sol. J’avais le sentiment par cet effort accru du bras et de la main, par ce jeu bien perceptible des sens avec la terre, d’amplifier en somme l’impulsion de l’esprit, de lui offrir une prise directe sur la matière.

Je m’accorde le luxe de n’être dans l’époque qu’un acteur secondaire : peu de choses me séduisent ou captent un peu longuement mon attention dans ce grand idéal capitaliste, et presque tout me trouble dans cette fiction de liberté et de respect de la personne humaine à laquelle nous exposent les temps modernes. Mes patients travaux avec la pierre et les végétaux, mes rapprochements de toujours avec une forme très ancienne de la lenteur m’ont exaucé davantage. Je ne renonce à rien, et ne tourne le dos à aucun avenir susceptible d’accroître en moi le fragile plaisir de vivre et de durer. Mais j’attends qu’on redonne au progrès et à la modernité leur principale raison d’être, qui est d’attiser en chaque homme son intuition de la douceur du monde, et de la beauté qui passe en même temps que passent les saisons.

Les opinions exprimées dans cette tribune ne sont pas nécessairement celles de Métro.

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