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Wolfgang Bauer: Vaincre la mer avec les réfugiés syriens

Photo: Collaboration spéciale

Pour rendre compte de l’horreur que vivent les réfugiés qui tentent d’atteindre l’Europe, le primé journaliste allemand Wolfgang Bauer a décidé de Franchir la mer Méditerranée. En compagnie d’un groupe de Syriens fuyant leur pays, il s’est fait crier des insultes, a connu l’attente, a été kidnappé à Alexandrie par une bande de passeurs, s’est fait tirer dessus et a fini incarcéré dans une prison égyptienne. Mais contrairement aux amis qu’il s’est faits lors de cette traversée, lui a retrouvé son confort, 
sa liberté. Il témoigne.

Vous avez traversé la mer et publié la version originale de ce reportage en 2014. On imagine que vous espériez voir les choses changer, s’améliorer?
Oui, je l’espérais… Mais je savais bien sûr qu’il n’en serait rien. J’étais convaincu que la crise s’accélérerait. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire ce voyage. Pour présenter un autre côté de l’histoire.

À plusieurs reprises, vous comparez le trafic humain en Égypte, d’où vous partez, au secteur touristique. Les passeurs se font compétition et tentent de se voler des «clients», certains arborent «leurs plus beaux sourires commerciaux», vous parlez «d’ouverture de saison». Comment avez-vous réagi en découvrant ces similitudes? Choc? Horreur? Surprise? Toutes ces réponses?
J’étais impressionné de voir à quel point c’est un système sophistiqué! J’ai beaucoup voyagé en Égypte autrefois, principalement en tant que touriste, m’arrêtant dans de jolis hôtels, notamment près de la mer Rouge. Constater à quel point le processus de réservation et de planification est similaire du «côté sombre» était stupéfiant. J’étais fasciné par le nombre d’appels que mes amis réfugiés recevaient chaque jour de trafiquants qui se faisaient concurrence et qui tentaient de les convaincre de leurs compétences et de la qualité de leurs services! Ça ressemblait parfois à une vente aux enchères!
En même temps, quand on voit le nombre de gens qui tentent chaque jour de traverser la mer, ce n’est pas surprenant que l’économie de l’ombre élabore des structures pour «livrer la marchandise» aux «consommateurs». En novembre, j’ai été à Kaboul, en Afghanistan, et là-bas, c’est encore plus flagrant. Vous pouvez carrément entrer dans une agence de voyages et acheter un billet afin de pouvoir entrer illégalement en Europe!

Vous notez la grande présence de drogues parmi les passeurs. «Presque tous les trafiquants d’êtres humains que nous rencontrons sont sous l’emprise de la drogue», écrivez-vous. «Fumer du haschich est plus important pour certains d’entre eux que boire ou manger.» Pensez-vous que cela leur permet d’anesthésier la compassion qu’ils pourraient éprouver pour ceux auxquels ils font faire la traversée?
Beaucoup de passeurs sont toxicomanes parce que, quand on se lance dans ce type d’activités, il faut oublier les menaces et les dangers qui nous guettent. Être tué, être arrêté… Ces hommes risquent aussi leur vie sur le bateau. Ils doivent être impitoyables avec les autres. Et avec eux-mêmes. Mais vous savez, il y a plusieurs types de passeurs. J’en ai rencontré qui le font pour gagner l’argent nécessaire pour être à leur tour transportés illégalement en Europe. Et j’en ai rencontré qui étaient des truands conventionnels, assoiffés d’argent, gérant des réseaux de prostitution et de narcotiques.

En compagnie du groupe de réfugiés que vous avez accompagné, vous avez été incarcéré en Égypte. Mais quand votre véritable identité a été révélée, les ambassades allemande et tchèque sont intervenues en votre faveur, et en faveur de votre collègue photographe Stanislav Krupar, pour vous ramener chez vous. À ce moment, vous écrivez: «On nous rend nos papiers. En un clin d’œil, nous sommes des êtres différents. De prisonniers, nous nous métamorphosons en privilégiés avec statut de grand voyageur, en habitants de cet Élysée qu’on nomme l’Europe.» En survolant tranquillement la Méditerranée en avion, «infranchissable pour tant de gens», vous dites ressentir «un sentiment profondément obscène». Ce sentiment vous habite-t-il encore?
Toujours. Ce sentiment d’être privilégié. Sans raison! Une fois que nous sommes sortis de prison, Stanislav et moi sommes devenus des clients normaux de Turkish Airlines. Tout ce qu’il y a de plus ordinaires! Nous avions des billets et des passeports qui nous permettaient de voyager dans le monde… Mais les réfugiés avec qui nous avons tenté la traversée, eux, ne pourraient rien faire de cela. Pourtant, ils sont beaucoup plus intelligents, et même plus gentils, que moi! (Rires) C’est cynique. Ça montre à quel point notre système est perverti.

«C’était vraiment intéressant de voir comment tous ces hommes changeaient pendant le périple. Certains se sont épanouis. D’autres ont rétréci. Être forcé, par la violence, de quitter sa propre culture, ça transforme un être humain…» –Wolfgang Bauer, journaliste et auteur

À la fin de votre récit, vous parlez de toutes ces unions brisées par la traversée. Vous vous demandez si le mariage de votre ami Amar, 50 ans, papa de trois filles, «tiendra à l’étranger ou s’il se délitera comme cela arrive à beaucoup de familles syriennes?» Cette douloureuse constatation vous brise-t-elle le cœur?
Je trouve cela extrêmement triste. Surtout quand on voit tout ce que ces couples ont surmonté ensemble… Ils ont vécu des choses extrêmes durant ce voyage. Mais une fois qu’ils mettent le pied à terre en Europe et trouvent un moment pour repenser à tout ce qui est arrivé, beaucoup d’entre eux commencent à se dissoudre. Car les gens changent pendant le périple. De différentes façons. Et à des vitesses différentes. C’est très facile de se faire du mal, de se sentir trahi ou trompé par son partenaire. Pas d’une façon intime, mais plutôt en ce qui a trait aux risques qui sont pris, aux erreurs qui en découlent, aux enfants qui sont impliqués dans le processus. J’ai plein d’amis qui se sont séparés après avoir emménagé dans une autre ville. Ou, simplement, dans le même appartement! Imaginez ce que ces réfugiés ont traversé…

Vous parlez beaucoup de liberté et de son manque dans ce livre. On imagine que faire cette traversée a complètement changé votre perception de ce mot?
En effet. J’ai même fait par la suite un reportage en Allemagne, durant un an, dans le cadre duquel j’ai suivi la famille d’un homme réfugié qui avait été condamné à six ans de prison. J’ai accompagné sa femme et ses enfants dans leur «préparation». Cet homme était libre. Puis, un jour, il a reçu une lettre lui disant : «Vous devez vous présenter à la porte 2A de la prison de Hambourg afin d’y passer six ans en incarcération.» J’y ai énormément pensé. Être coincé dans 35 m2, c’est vraiment une chose qui s’insinue dans les os.

Vous racontez ce moment crucial où, alors que vous étiez rentré à la maison, en sécurité, deux de vos amis syriens vous ont appelé pour vous dire qu’ils étaient sur un navire, en route vers l’Italie. Et vous avez d’emblée décidé d’enfreindre les lois pour les faire traverser en Allemagne, même «s’ils n’avaient ni papiers, ni visa valide». Vous écrivez: «Tout cela a peu à voir avec l’héroïsme, mais répond à la volonté de ne pas perdre le respect de soi-même.» Est-ce ce que vous aimeriez dire avec ce livre: aider n’est pas héroïque, aider est seulement humain?
Oui. Pour moi, c’est un moment qui m’a réellement ouvert les yeux: réaliser que, parfois, les gestes légaux que l’on pose sont moralement discutables et que certaines actions illégales sont moralement justes. J’ai pris entièrement conscience du fait que l’on peut trahir sa personne et ses valeurs en suivant la loi. Si je n’avais pas aidé mes amis réfugiés à passer de l’Italie à l’Allemagne par l’Autriche en voiture, je n’aurais jamais pu me le pardonner.

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Lux Éditeur

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