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Jeans et justice

Bien qu’il soit régi par des principes rigoureux censés l’affranchir des humeurs du peuple, le système de justice doit aussi, dans une certaine mesure, composer avec ces humeurs. L’un des sentiments les plus importants à entretenir chez le public à l’égard de ce système est probablement la confiance. Cette confiance s’effrite lorsque se répand l’impression que les fautifs ne sont pas punis assez sévèrement, que les récidivistes dangereux sont libérés sans plus de formalités, qu’il est possible d’échapper à la justice en plaidant la démence, ou quand on sent que la justice n’est pas la même pour tout le monde parce que le système est corrompu.

Cette érosion n’est pas sans conséquences : elle en pousse certains à vouloir se faire justice eux-mêmes, d’autres à voter en faveur de mesures législatives dites «tough on crime», comme la publication de «cartes de pédophiles» ou les peines à perpétuité sans possibilité de libération, des mesures populaires qui vont à l’encontre de toutes les connaissances actuelles en criminologie. On peut aussi imaginer que l’érosion de la confiance en un système de droit juste et équitable peut pousser certaines personnes au crime.

La confiance est donc un sentiment à entretenir. Dans plusieurs cas toutefois, le cours de la justice, bien qu’il ait suivi ses règles les plus strictes, donne l’impression d’une injustice, et menace cette confiance. C’est arrivé dans le cas très médiatisé du procès de Guy Turcotte, après lequel une grande partie de la population a perdu foi en la capacité de la justice de punir adéquatement une personne qui tue ses enfants. Dans une moindre mesure, à en croire les commentaires de certains internautes à la suite de l’annonce du soutien d’une majorité de membres du Barreau du Québec à sa bâtonnière Lu Chan Khuong, la confiance du public a aussi été rompue sur la base qu’on pense qu’elle a peut-être tenté de voler une paire de jeans dans un magasin Simons.

«Ça prouve qu’il y a deux justices : une pour les gens ordinaires, une pour les autres», «Je m’excuse madame, mais je ne peux pas vous faire confiance; je sais que je suis une femme ordinaire, mais la justice c’est pour tout le monde», «Je savais qu’elle était pour s’en sortir, elle est dans la gamique», pouvait-on lire, entre autres commentaires, sur les réseaux sociaux suite à la décision du Barreau, qui n’est, pour clarifier les choses, pas un jugement de la cour.

Or, devant un tel désaveu populaire, la tentation serait de conclure que la bâtonnière, ayant perdu la confiance du public, n’est plus en mesure d’accomplir ses tâches. Je crois que le mandat du Barreau, dans l’optique de protéger le public, devrait plutôt être de le renseigner adéquatement, ce qui ne semble pas être le cas actuellement. Le public – comme moi non plus – n’est pas spécialiste en droit. Il importe donc de lui expliquer les choses de telle sorte qu’il comprenne le fonctionnement du système et qu’ultimement, il garde confiance en celui-ci.

Ce travail de vulgarisation a heureusement été fait par des avocats ne siégeant pas au CA du Barreau. Dans les dernières semaines, plusieurs d’entre eux ont pris la parole pour dénoncer le fait que leur ordre professionnel bafouait l’un des principes les plus élémentaires du droit, à savoir la présomption d’innocence, en pénalisant la bâtonnière pour un crime dont elle n’a pas été reconnue coupable, ni même accusée. On a aussi souligné que l’offense que constituait le fait de briser la confidentialité, principe sur lequel repose la déjudiciarisation impliquée dans cette affaire, était un accroc encore plus grave aux règles de droit. Bien sûr, la protection des sources étant, il ne nous est pas possible de connaître la personne qui a commis cette faute en divulguant les informations à La Presse.

En procédant par élimination, toutefois, on comprend bien vite qu’il s’agit d’une personne qui avait un intérêt à le faire. Un intérêt différent, on s’entend, de celui de faire la lumière sur une possible affaire de vol à l’étalage dont la preuve d’intention criminelle demeurait à démontrer. Quelqu’un ne s’est pas levé un matin en se disant, la main sur le cœur : ça n’a pas de bon sens que la bâtonnière ait déjà tenté de voler un jean : que justice soit rendue! Peu importent les motifs de ce mystérieux justicier, force est d’admettre que la réaction du CA du Barreau fut à tout le moins précipitée. En fait, en suspendant sa bâtonnière le jour même où des informations ont coulé dans La Presse, le CA du Barreau s’est comporté exactement comme une humeur populaire.

Dans les cercles d’avocats, on raconte plutôt que la bâtonnière a été victime d’un putsch par un establishment formé de gros cabinets pas contents des réformes proposées. Bien sûr, le CA du Barreau a aussi droit à la présomption d’innocence. Mais dans ce faux récit justicier impliquant des acteurs qui semblent prêts à tout pour salir la réputation de leur bâtonnière, j’hésiterais avant de voir dans une présumée voleuse de jeans la plus grande menace au système de justice.

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