Grosse nouvelle: la Cour supérieure a ordonné, il y a quelques jours, le sursis d’une partie névralgique de la nouvelle loi sur la «neutralité religieuse» adoptée par l’Assemblée nationale.
Grosse nouvelle, mais pas une grosse surprise. En fait, si l’on peut se réjouir de la rapidité à laquelle le tribunal a rendu sa décision, nul doute que celle-ci était autant prévisible que souhaitable.
Rares sont les lois aussi mal rédigées, où l’incohérence n’a d’égal qu’une propension à vouloir surfer, électoralement parlant, sur la vague identitaire pourtant définie par la CAQ et le PQ, et habituellement dénoncée par le gouvernement libéral. À n’y rien comprendre, si vous voulez mon avis. Tant sur le plan de la finalité que sur celui de la forme. Rappelons d’abord quelques faits, déjà discutés ici.
Lors de l’adoption de sa loi, la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, précise qu’il ne s’agit pas d’une loi discutant de religion, ou visant une communauté plutôt qu’une autre. Hilala. Deux petits problèmes.
Primo, la nouvelle pièce législative adoptée s’intitule «Loi sur la neutralité religieuse». Une loi sur la neutralité religieuse qui ne traite pas de religion? Sûrement une première à l’échelle mondiale.
Deuxio, la ministre nous explique qu’il ne s’agit pas «d’une Charte sur le linge», souhaitant apparemment lancer une flèche au Parti québécois et son défunt projet de Charte des valeurs. Nouveau hic, cela di : Vallée plaide du même coup que les cagoules, tout comme les lunettes fumées, seront également prohibées lors de transport en commun, par exemple. Cagoules et lunettes? Rien à voir avec le linge, bien connu.
Tout ceci, et même le plus candide des électeurs l’avait compris, tentait (très) malhabilement d’éluder la chose suivante: la ministre souhaitait ici, et à l’instar du PQ et de la CAQ, casser à son tour du sucre sur le dos des femmes musulmanes. Parce que qui, d’après vous, risque d’avoir le visage voilé sur la place publique? Les Chrétiens? Juifs? Sikh? Voilà. Hypocrisie:1; réalité: 0.
Et pourquoi tout ça, selon vous? Mon hypothèse: pour reconquérir le terrain électoral jusqu’alors perdu au profit de la CAQ, lequel ne cesse de mousser, visiblement avec succès, la popularité de sa cassette identitaire. Et drôle de hasard, la loi est adoptée au quasi-moment précis où un sondage témoigne de l’avance de cette même CAQ sur la formation libérale…
Ne reculant devant rien côté incongruité, la ministre pousse son bouchon encore plus loin en indiquant, et dans sa loi et en conférence de presse, que tout individu pourra alors présenter une demande d’accommodement dit «raisonnable» afin de se soustraire à ladite obligation. Le problème? Deux, à vrai dire.
Le premier, que les paramètres des accommodements en question sera discutée…. éventuellement. D’ici juillet 2018, en fait. Pratique. Et que feront les chauffeurs de bus et autres fonctionnaires, dans l’intervalle? Rien, sinon que de patauger, bien malgré eux, devant cette confusion la plus totale.
Le deuxième, plus fondamental: à quoi bon interdire une pratique si on peut permettre, aisément, une dérogation à cette même interdiction? Avance, Hercule?
Ce festival de l’incongruité semble avoir été dénoncé, bien qu’implicitement, par le juge Babak Barin, de la Cour supérieure. Ce dernier suspend en effet l’application de l’article 10 de la loi, celui-là même qui oblige la prestation et la réception de services publics «à visage découvert». Il argue, à très juste titre, que l’absence de règles claires sur la question des accommodements constitue «assez d’ambiguïté pour que la loi crée de la confusion chez ceux qui doivent l’appliquer et dans le public en général». Si ce qui précède est annonciateur du fond, avouons que ceci regarde bien mal pour Mme Vallée.
Le juge ajoute: «il n’y a pas d’urgence à appliquer le projet de loi 62 sans qu’il entre pleinement en vigueur, avec ses dispositions sur les accommodements […] La loi est en préparation depuis au moins le mois de juin 2015. […] Pourquoi accorder force de loi à une loi qui demeure incomplète d’ici le 1er juillet 2018? Si le législateur estime que les accommodements sont nécessaires à l’application de la loi, alors le législateur doit s’assurer que ces accommodements et les lignes directrices les accompagnant sont à la portée du public au même moment».
On dit, en matière de séparation des pouvoirs, que le judiciaire se doit de surveiller le législatif, notamment. Vrai à l’époque de Locke, vrai encore aujourd’hui.