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Reconnaître le fascisme

Mettons, d’emblée, un truc au clair: le terme fascisme est effectivement galvaudé. Étiquette pratique afin de discréditer et disqualifier un adversaire, par exemple. On en est ainsi peut-être venu, à force de crier au loup, à édulcorer la portée réelle du mot.

Dommage. Parce que si le terme se perd actuellement dans une mer confusionniste, le concept, lui, demeure. Au Québec comme ailleurs dans le monde.

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Pas nécessairement une lecture de plage, mais je me suis tapé, lors des dernières vacances, «Reconnaître le fascisme», d’Umberto Eco. À mon plus grand plaisir.

D’abord parce l’homme, enfant lors du régime Mussolini, l’a subi, le fascisme. Le vrai.

Ensuite, parce la réputation intellectuelle d’Eco n’est plus à prouver.

Enfin, parce que son petit bouquin, issu d’une conférence prononcée en 1995 à l’Université de Columbia, constitue un modèle de pertinence et de concision. Il frappe là où ça fait mal, si vous permettez l’analogie sportive.

Il débute, d’entrée de jeu, en expliquant les raisons pour lesquelles les concepts de «nazisme» et de «fascisme» peuvent et même doivent, dans certains cas, être dissociés. En fait, au contraire du premier, le «fascisme» révèle trop souvent ses contradictions au grand jour, et souffre de la faiblesse philosophique de son idéologie.

Celle-ci réside, nous dit Eco, strictement sur une rhétorique. Celui propre à l’Italie en constitue un bon exemple: «Le fascisme était un totalitarisme fuzzy. Le fascisme n’avait rien d’une idéologie monolithique, c’était un collage de diverses idées politiques et philosophiques, fourmillant de contradictions. Peut-on concevoir un mouvement totalitaire qui réunisse la monarchie et la révolution, l’armée royale et la milice personnelle de Mussolini, les privilèges accordés à l’Église et une éducation étatique exaltant la violence, le contrôle absolu de l’État et le libre marché?»

La table étant mise, Eco établit ensuite une liste de caractéristiques du fascisme «primitif et éternel», qu’il qualifie d’Ur-fascisme. Parce que ce dernier rôde toujours, parfois en civil, souvent de manière subreptice.

Ces mêmes caractéristiques, ou archétypes, seraient au nombre de 14. Voyons celles qui, à mon avis, appert particulièrement pertinentes à la présente époque:

Le refus du modernisme
Le refus du monde moderne recouvre essentiellement le rejet de l’esprit du siècle des Lumières, de la raison pure. L’Ur-facisme peut donc être défini comme irrationalisme, racine du populisme contemporain.

Le mépris des intellos
L’action étant tout ce qui compte, il convient de la mettre en œuvre sans trop de réflexion. Penser serait, en un sens, une forme d’émasculation. Dénonçant l’emploi courant d’expressions comme «sales intellectuels», «snobs radicaux» et «les universités sont un repaire de communistes», auxquelles ont pourrait aujourd’hui ajouter «bien-pensants», «islamo-gauchistes», «antiracistes radicaux» et, insulte suprême, «multiculturalistes», Eco affirme que «la suspicion envers le monde intellectuel a toujours été un symptôme d’Ur-fascisme. L’essentiel de l’engagement des intellectuels fascistes officiels consistait à accuser la culture moderne et l’intelligentsia d’avoir abandonné les valeurs traditionnelles ».

Le refus de la critique
Alors que la communauté scientifique voit le désaccord comme étant une cause de progrès des connaissances, l’Ur-fascisme le qualifie plutôt de trahison.

La peur de l’autre
Selon Eco, «l’Ur-fascisme croît et cherche le consensus en exploitant et exacerbant la naturelle peur de la différence. Le premier appel d’un mouvement fasciste ou prématurément fasciste est lancé contre les intrus. L’Ur-fasciste est donc raciste par définition.»

Ennemis, nationalisme et complot
Moins dangereux de citer, ici encore, l’auteur: «[…] les seuls à pouvoir fournir une identité à la nation, ce sont les ennemis. C’est pourquoi à la racine de la psychologie Ur-fasciste on trouve l’obsession du complot, si possible international. Les disciples doivent se sentir assiégés. Le moyen le plus simple de faire émerger un complot consiste à en appeler à la xénophobie.»

Le populisme qualitatif
Pour l’Ur-facisme, les droits individuels ne devraient pas exister, le «peuple» étant conçu comme une entité monolithique exprimant la «volonté commune», laquelle étant portée par le Leader, l’Homme-providence. Ainsi, le «peuple n’est plus qu’une fiction théâtrale. […] Notre avenir voit se profiler un populisme qualitatif télé ou Internet, où la réponse émotive d’un groupe sélectionné de citoyens peut être présentée ou acceptée comme la voix du peuple.»

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Pas trop difficile à voir des similitudes, manifestes ou subtiles, avec le discours de certains. Est-ce à dire que le Québec est sur le point de sombrer dans les mains d’un fascisme soft? Évidemment pas. Seulement qu’il est ardu d’échapper, comme toute autre société, à la récurrence de ses relents. Et que pour les combattre adéquatement, il convient, dans un premier temps, de les identifier.

Le mot de la fin, bien sûr, à feu Eco:

«Ce serait tellement plus confortable si quelqu’un s’avançait sur la scène du monde pour dire: je veux rouvrir Auschwitz. Hélas, la vie n’est pas aussi simple. L’Ur-fascisme est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ses nouvelles formes, chaque jour, dans chaque patrie du monde. » -Umberto Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, 2017.

F_Berard@twitter.com

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