L’affaire est classique. Chaque fois qu’il est question de contrôle de constitutionnalité, voire de tribunaux tout court, l’opinion publique est aux abois.
Si le droit est effectivement la loi des hommes, rien n’est plus normal, dira-t-on. Vrai.
Reste toutefois que ce qui constituait jadis de l’intérêt a pris, depuis quelques années maintenant, une drôle de tangente: celle où le pouvoir judiciaire, chargé notamment de surveiller les gouvernements et les législateurs, serait en quelque sorte devenu l’ennemi de la souveraineté populaire. Du peuple, quoi.
Ceci explique manifestement cela: la montée de la méfiance envers les tribunaux a pour effet de coïncider avec celle, vertigineuse, des populismes de droite.
Qui est mieux placé que ces mêmes leaders, appuyés à tout crin par leurs haut-parleurs médiatiques, pour faire croire à l’électorat qu’eux seuls sont en mesure de protéger ses intérêts, ces derniers étant dès lors menacés par d’obscures menaces souvent mal définies.
L’important en politique n’est-il pas, comme le disait Schmitt, de s’inventer des ennemis?
Or, et au dire des populistes politico-médiatiques, le judiciaire s’inscrit dorénavant sur une liste aussi honnie que diffuse, sur laquelle figurent évidemment les musulmans et la sharika, Wall Street, les tendances pédophiles des Clinton, le financement juif par l’entremise de pintes de lait, Greta Thunberg, son autisme et autres manipulateurs anonymes, les vaccins, probablement Galilée et Darwin, le vrai chef de Québec solidaire, et combien d’autres.
Parmi les (trop) nombreuses illustrations contemporaines, pensons notamment à Trump qui, ayant vu son «Muslim ban» être jugé inconstitutionnel, interpelle directement et personnellement le so-called judge à l’origine de la décision.
Idem pour Bolsonaro qui, après une injonction l’empêchant de raser une partie substantielle de l’Amazonie, passe une directive auprès des agriculteurs locaux afin que ceux-ci y mettent le feu.
«L’important en politique n’est-il pas, comme le disait Schmitt, de s’inventer des ennemis?»
Le Canada, quoiqu’on en pense, n’est pas en reste.
Me rappelle en effet parfaitement la réponse du ministre Cannon à un journaliste lui demandant comment son gouvernement allait réagir si la Cour suprême lui ordonnait de rapatrier Omar Khadr de Guantanamo. La réponse: «On verra.»
Me souviens aussi des roches lancées par le premier ministre Harper à la juge en chef McLachlin à la suite de l’affaire Marc Nadon, forçant dès lors l’intervention du pourtant conservateur Brian Mulroney afin de venir calmer le jeu, vilipendant au passage son successeur.
Surprenant? Pas tant, voire pas du tout, surtout si on considère l’incalculable nombre de fois où les termes «gouvernement des juges» font leur apparition, quasi quotidiennement, dans les médias de masse.
La tendance étant bien instaurée, aucune surprise à entendre Doug Ford menacer les tribunaux ontariens de recourir systématiquement à la disposition dérogatoire. «J’ai été élu et pas vous», de s’exclamer Buck-a-Beer. Indigente conception de la démocratie.
Au Québec? Eh bien, pour la première fois de l’histoire, la charte québécoise a été amendée sans consensus de l’Assemblée nationale et, par surcroît, sous bâillon.
Ajoutons à cela l’usage ultra-rarissime de la disposition dérogatoire, laquelle a pour effet de soustraire une partie de l’évaluation constitutionnelle de la loi des mains des tribunaux, et la cour, sans mauvais jeu de mots, est pleine.
Le problème avec ce qui précède? La démocratie, comme disait Camus, n’est pas tant la règle de la majorité que la protection des minorités.
Or, qui d’autre que le pouvoir judiciaire pour assurer ladite protection?
Se souvient-on par ailleurs des avancées sociales provoquées par ces mêmes tribunaux?
Suffit de penser, ne serait-ce qu’une courte seconde, au droit à l’avortement et au mariage entre conjoints de même sexe pour s’en convaincre.
Le juge, l’ennemi? Dépend de qui…