Sur la suggestion insistante d’un ami, j’ai fini par voir Fuocoammare (Mer en feu), un documentaire du réalisateur Gianfranco Rosi sorti en 2016. Sachant qu’il ne pouvait qu’être tragique, j’avais d’abord résisté à l’idée de voir ce film sur le drame des migrants en mer Méditerranée.
Fuocoammare se déroule sur les côtes de l’île de Lampedusa, là où aboutissent des milliers de migrants qui tentent d’atteindre l’Europe. Avec une prédilection pour la lumière des crépuscules, Rosi met en parallèle le quotidien des habitants de l’île et la traversée en mer des migrants, rappelant ainsi comment des situations diamétralement opposées se frôlent et cohabitent.
Pas de statistique. Pas d’entrevue. Que des visages et des histoires à imaginer. Cela suffit à se projeter, à palper les contours de l’extrême désarroi d’un monde qui se déchire. On comprend l’essentiel en voyant les images prises dans la cale d’un bateau où sont empilés les corps de personnes mortes de suffocation et de déshydratation avant d’atteindre la terre ferme.
Ces corps parlent en silence de l’ultime soubresaut d’espoir.
Depuis 2014, ce sont plus de 10 000 personnes qui sont mortes en Méditerranée, sans compter celles qui disparaissent sans laisser de traces.
Dans une séquence, des bateaux de sauvetage italiens partent à la rencontre d’une minuscule embarcation surpeuplée, pour y recueillir des enfants et des personnes à l’article de la mort. Alors qu’elles sont couchées, des tremblements agitent leur corps, le ventre d’un homme est parcouru de spasmes, tous cherchent l’air, le regard hagard, attaché au vide.
Cette tragédie se déroule encore aujourd’hui, dans le même hémisphère que nous. Depuis 2014, c’est plus de 10 000 personnes qui sont mortes en Méditerranée, sans compter celles qui disparaissent sans laisser de traces. Les pays de l’Union européenne n’en continuent pas moins de multiplier les bras-de-fer entre eux pour savoir vers qui seront dirigés les indésirables.
Ce processus de fuite d’un côté, et de secours de l’autre, en dit beaucoup sur notre monde et les inégalités abyssales qui le caractérisent.
Que peut-on faire devant cela?
Un élément de réponse nous est donné par l’exemple de Carola Rackete, cette capitaine qui a permis le sauvetage de migrants en forçant le blocus qui empêchait son navire humanitaire d’accoster. Elle raconte que ce n’est pas le fait d’être ciblée par la justice italienne qui la trouble: «Ce qui m’inquiète, ce sont les injustices de ce monde alimentées par un système économique fondé sur la croissance et des structures de pouvoir politique enracinées dans la période coloniale.»
À ses côtés, Pia Klemp, également capitaine de navire de sauvetage, qui a refusé une médaille de la Ville de Paris pour ses actions humanitaires. Elle pointe l’hypocrisie de nos sociétés qui, d’une main, félicitent ceux qui aident les plus démunis, et de l’autre continuent de servir le système même qui les conduit à leur perte.
Il y a dans les cas de l’une et de l’autre d’importantes leçons à tirer : elles ne détournent pas le regard, ne cèdent pas à l’apathie ambiante, n’acceptent pas de se plier à des règles injustes.
Au début du film de Gianfranco Rosi, on entend des voix fragiles qui crépitent, captées par communication satellite. Elles répètent: «We beg you, help us.» Rien de notre monde n’a de sens quand pareils appels sont laissés sans réponse.