Elle s’appelle peut-être Tatiana. Ou Olga. En fait, je n’en ai pas la moindre idée. Chose certaine, elle vient de très loin. Je gagerais sur l’Europe de l’Est. Sa connaissance du français est e-x-t-r-ê-m-e-m-e-n-t limitée. À peine une poignée de mots qui sont nécessaires à son travail : fromage, bagel, confiture, pain brun, margarine… Son rôle dans la vie : elle travaille dans le casse-croûte d’un gros immeuble du centre-ville. La vie pas facile quoi. Pas nécessairement celle dont elle avait rêvé non plus…
Du lundi au vendredi, tous les matins, elle s’échine devant un immense grille-pain-convoyeur conçu pour répondre aux besoins d’un régiment entier. Le cœur à l’ouvrage gros comme ça, mais pas vraiment sûre d’elle et tendue comme une corde de violon. Redoutant la prochaine commande qu’elle devra faire répéter deux, et même trois fois. En sachant fort bien qu’elle se fera regarder comme une moins que rien par un client qui exsude la mauvaise humeur du matin si elle commet la moindre erreur. Qu’est-ce qu’elle doit en avoir ras la casquette. Celle que son patron oblige à porter avec son accoutrement rouge trop grand pour elle. On jurerait qu’ils font exprès pour ridiculiser leurs employés jusque dans le moindre détail…
Pour gagner sa vie, la fille des toasts fait ce qu’on lui a dit de faire. Ainsi, on lui a montré à cuire un œuf au four micro-ondes dans un contenant de plastique, ce qui n’est clairement pas l’idée du siècle. C’est donc comme ça qu’elle s’y est pris l’autre matin quand une cliente lui a demandé un sandwich aux œufs-toasté pain brun-pas de beurre-pis avec de la mayo rien que d’un bord. Constatant que la procédure pour faire chauffer le coco était plus que douteuse, la cliente s’est mise à sermonner la fille du comptoir sur les dangers inhérents à cet impair culinaire. Inutile de vous dire que la pauvre n’y comprenait rien pantoute.
Mais la cliente insistait vraiment – mais alors là vraiment – pour faire valoir son point. La fille des toasts capotait et se demandait bien pourquoi celle qui venait de lui commander un œuf n’en voulait plus à peine quelques secondes plus tard. Dans son visage, c’était écrit en gros : «Bon, ça doit encore être de ma faute…» C’est là que je me suis permis d’intervenir :
— Madame. Je pense qu’elle ne comprend pas un traître mot de ce que vous lui racontez.
— J’le sais bien, mais c’est pas une raison pour ne pas me plaindre.
— Ben oui, c’en est une. Plaignez-vous à son boss. On a dû lui donner l’instruction de faire comme ça.
— Oui et mon droit à me faire répondre en français, vous en faites quoi?
— Vous avez totalement raison, c’est un droit inaliénable et non négociable. Sauf ce matin. Parce qu’il y a une différence à faire entre ceux qui refusent de nous servir en français et ceux qui rêveraient de le faire, mais qui en sont incapables.
La cliente, un peu contrariée, mais maintenant plus empathique, est donc partie à la recherche du «à qui de droit» de la maison pour se faire entendre. En laissant derrière elle un œuf cuit tout croche, deux tranches de pain grillées refroidies et la fille des toasts complètement dépassée. Convaincue une fois de plus d’avoir mal agi. Quand elle a aperçu la cliente argumenter avec son boss fraîchement apparu, je l’ai vue ravaler de travers. Elle devait se demander ce qui se passait. D’une main tremblante, elle a coupé en deux le bagel d’un autre client.
L’autre matin, la fille des toasts avait l’air de se trouver bien seule sur son coin de planète.
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