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Samantha Nutt: «Nous sommes des consommateurs de la guerre»

Médecin et fondatrice de l’organisme humanitaire international War Child, la Canadienne Samantha Nutt a plusieurs fois depuis 20 ans enfilé casque et gilet pare-balles et a rencontré des civils vivant dans des zones de conflits. Dans «Guerriers de l’impossible», qui paraît aujourd’hui en version française, elle critique l’hypocrisie des pays occidentaux face à l’aide humanitaire, dont nous serions tous complices.

Que voulez-vous dire lorsque vous écrivez que «nous sommes des consommateurs de la guerre»?
Nous profitons tous les jours des guerres qui ont lieu à travers le monde. Le Régime de pensions du Canada et presque tous les fonds de pension d’enseignants du pays investissent dans les fabricants d’armes les plus importants de la planète. Nous plaçons aussi notre argent dans les compagnies minières qui opèrent dans des environnements instables. Au Congo, par exemple, l’extraction du coltan, un minerai conducteur qui se retrouve dans nos téléphones cellulaires, rapporte des millions de dollars aux milices rebelles. Le Canada n’a d’ailleurs toujours pas signé le Traité sur le commerce des armes, qui contraint les parties à évaluer les risques de violation de droits humains avant d’envoyer des armes à l’étranger.

Vous soulignez que la situation de plusieurs pays en guerre a été influencée par les politiques passées et présentes de pays occidentaux. Faut-il culpabiliser?
Oui. L’histoire coloniale a été affreuse. Les frontières fabriquées artificiellement ne respectaient pas les dynamiques culturelles et ethniques sur le terrain. Nous avons soutenu des despotes et des politiciens corrompus pendant des décennies. Il faut arrêter de se fermer les yeux sur les horreurs et se dire que ça ne nous concerne pas.

Les humbles citoyens comme nous peuvent-ils arrêter les guerres?
Il y a toujours des gens qui travaillent fort pour protéger les civils, promouvoir la démocratie et les droits humains, éliminer le fossé entre les sexes et améliorer le système judiciaire, par exemple. Si on identifie ces individus et qu’on investit dans leur travail, on peut changer les choses. Mais la plupart des gens ne s’impliquent pas. Les organismes d’aide ont des moyens insuffisants.

Comment s’impliquer adéquatement?
Il faut d’abord s’informer sur ce qui se passe à l’étranger. On peut prendre dix minutes chaque jour pour lire un article ou regarder un reportage traitant d’un sujet international. Si on veut que nos dons à des organismes de coopération soient utiles, il est préférable de le faire à long terme plutôt que ponctuellement, pour assurer une stabilité des programmes de développement. Surveillez aussi où votre argent est investi à travers votre plan de pension, et demandez-vous comment il pourrait être plus responsable.

Pourquoi l’évolution que connaissent les organismes d’aide humanitaire vous inquiètent-elles?
D’abord, le Canada a commencé à lier son aide humanitaire à ses intérêts économiques, ce qui me dérange beaucoup. La coopération internationale devrait servir les intérêts des personnes dans le besoin et non pas les nôtres. D’autre part, il y a plusieurs exemples de travail humanitaire peu réfléchi qui a créé des problèmes. Dans certains pays d’Afrique, des dizaines de milliers d’emplois dans l’industrie du textile ont été perdus en raison des dons de vêtements usagés provenant de l’Occident. La tendance vers des projets à court terme risque aussi de créer des dépendances chez la population locale.

De quelle manière doit-on repenser l’aide humanitaire?
Il faut développer des partenariats locaux qui prennent en compte l’expérience et les compétences des populations. Cela prend des années avant qu’on puisse voir les effets durables et les changements réels.

Pourquoi les histoires que vous racontez dans votre livre sont-elles significatives?
Je raconte le vécu de gens qui m’ont inspirée et qui m’ont enseigné des choses importantes. Certaines femmes vivant dans des conditions extrêmes sont des héroïnes qui promeuvent la paix dans leurs communautés. Certaines étaient fâchées et je comprends pourquoi. Nadine, qui a été violée plusieurs fois et mutilée, a accusé les pays développés pour les malheurs des siens, afin que nous puissions reconnaître notre responsabilité et faire les choses différemment.

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Au cinéma

Le cinéaste québécois Mathieu Roy, qui a notamment réalisé L’autre maison et Survivre au progrès, travaille présentement sur un long métrage documentaire inspiré de «Guerriers de l’impossible», en collaboration avec Samantha Nutt. «J’ai été réjoui par le ton transparent, la fraîcheur et la candeur avec laquelle elle parle de questions de géopolitiques importantes. La majorité des citoyens ne reconnaissent pas cette hypocrisie des pays puissants qui vendent des armes d’un côté et envoient de l’aide humanitaire de l’autre, et j’avais envie de le surligner», a commenté M. Roy. Le tournage n’a pas encore débuté.

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