Dans son nouveau documentaire, Richard Brouillette porte la parole inimitable et essentielle de Bernard Maris, renommé économiste disparu dans l’attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015.
– «Si tu peux simplement commencer par te présenter…»
– «Alors, je suis Bernard Maris, dit Oncle Bernard. Rédacteur à Charlie Hebdo et professeur d’université aussi. Économiste de profession.»
Cet échange se passe en mars 2000. Richard Brouillette tourne son film, L’encerclement. Un documentaire formé de témoignages de plusieurs intervenants, qui paraîtra huit ans plus tard. En voix hors-champ, s’adressant directement à lui au «tu», le réalisateur québécois pose des questions à cette figure phare qu’est Oncle B. Mais surtout, il le laisse parler.
L’entretien se déroule dans la salle de rédac de Charlie, le téléphone sonne sans arrêt, il y a des discussions en bruit de fond, du bruit tout court. Le protagoniste est assis derrière une table, avec sa tasse de café, plus tard son petit cahier.
C’est après l’attentat du 7 janvier dernier, qui l’a complètement viré à l’envers, que Richard Brouillette a décidé de ressortir les bobines de cette rencontre tournée en 16 mm. Puis de les remonter pour en faire un nouveau film, Oncle Bernard – l’anti-leçon d’économie. Un long métrage dans lequel on voit et entend tout : les noirs, le décrochage. «Non, mais attends, mais qu’est-ce que c’est, cette caméra? C’est du film! C’est du cinéma! Ce n’est pas de la télé, ça!» entend-on d’ailleurs Oncle B. s’exclamer tandis que l’équipe change lesdites bobines. Pendant que l’écran devient noir, il suggère au réal : «N’oublie pas de me faire parler de ça! Ah oui! Ça, c’est important!»
On imagine que, pour Richard Brouillette, revisiter ces images a dû être un processus chargé, émotif. Surtout que, comme on le perçoit à l’écran, il semble avoir noué une belle relation avec le regretté universitaire. «La chose qui m’a aidé, confie-t-il, c’est qu’Oncle B. est très drôle. D’ailleurs, quand j’ai présenté le film à Marseille – où a eu lieu la première mondiale –, sa sœur était là. Elle n’a pas trouvé ça triste du tout! Elle a plutôt rigolé.»
C’est qu’il est enjôleur, M. Maris. Il capte direct l’intérêt avec ses mimiques, sa gestuelle, son souffle, cette façon de livrer ses propos et ce vocabulaire tellement imagé. Dans le quasi-monologue qu’est cette Anti-leçon («je ne voulais pas faire une entrevue-entrevue», précise Brouillette), l’homme fait allusion à des vampires, au médecin de Molière, au chat de Cheshire. Il s’énerve en parlant des fonds de pension («FOUTAISE! FOUTAISE! C’est se FOUTRE de la gueule du monde!»), lance des «fabuleux!», «monumental!». Et on l’écoute, fascinés, tandis qu’il explique des concepts complexes. Enfin, comme le rappelle en se marrant le réalisateur, il commence en affirmant «L’économie, c’est super compliqué!» pour finir par dire qu’«en fait non! L’économie ce n’est pas compliqué! C’est du gâteau!»
«Il en rajoutait toujours un petit peu, avec son côté toulousain!» rigole le documentariste avant de rappeler qu’à Charlie, il a rencontré toute une «bande de gais lurons!» «C’étaient de joyeux drilles! Ils déconnaient tout le temps.»
Et c’est cette essence de gags, de légèreté, que le cinéaste transmet ici. Dans une séquence, Maris lance à ses collègues qui jasent trop fort : «Luz! On a un petit problème de son. Vous pouvez?» Dans une autre, la caméra se tourne vers le regretté Cabu, qui feuillette la dernière édition de l’hebdo. Sur la table, des bouteilles de Liquid paper. Dans l’air, des blagues et des rires.
«C’est super chouette ce moment-là! s’exclame Richard Brouillette. J’étais vraiment content de le retrouver! Je l’avais à moitié oublié. Je savais qu’il était là, mais ça faisait longtemps que je ne l’avais pas vu. Et c’est vraiment un moment magique.»
Des moments magiques, il y en a plusieurs dans ce documentaire en noir et blanc qui a été salué par Le Monde, Libé, Telerama… Mais l’article qui a le plus fait plaisir au réalisateur, c’est, sans hésiter, celui paru dans Charlie Hebdo lui-même. Un article qui était «quand même critique!» «Ils ont notamment noté que je n’ai pas contredit Bernard Maris; que je ne l’ai pas interrompu.»
Non. Le réalisateur a plutôt laissé Oncle B. discuter. Comme dans ce moment crève-cœur où il note que «construire l’économie pour être incompréhensible», «c’est un terrorisme de la parole». «C’est dire : tu n’y comprends rien. Tais-toi!» L’extrait frappe. «C’est… c’est… c’est intéressant parce que l’attentat à Charlie était beaucoup en opposition à la liberté d’expression, finit par dire Richard Brouillette. C’est sûr que ça prend une tout autre dimension aujourd’hui… Je ne crois pas qu’il pensait qu’il allait mourir comme ça… mais il était conscient de la valeur de la parole et des limitations qu’on lui imposait.»
«Ce film est là pour faire réfléchir, pour passer un savoir, pour passer une parole qui est différente de celle qu’on entend généralement en économie, dans les médias.» – Richard Brouillette, réalisateur