Alors que les dirigeants du monde sont réunis depuis bientôt une semaine à Glasgow pour la COP26, conférence de la dernière chance sur les changements climatiques pour beaucoup, l’heure est à l’action. Dans un texte de La Conversation les professeurs Houda Affes et Wagas Salam reviennent sur les comptables doivent jouer un rôle primordial dans la gestion de la crise climatique en oeuvrant à chiffrer les impacts environnementaux.
Houda AFFES, Université TÉLUQ and Waqas Salam, CPA, MBA, Université TÉLUQ
Le dernier rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) et la COP 26 sur les changements climatiques qui se déroulent présentement rappellent l’urgence de mettre en place des normes mondiales.
C’est ainsi que partout dans le monde, les appels envers la profession comptable se sont multipliés pour jouer un rôle plus affirmé dans la gestion de la crise et chiffrer les impacts environnementaux suscités par les activités des entreprises.
Il y a un projet sur la table qui viendrait remettre en question la sacro-sainte rentabilité à tout prix du calcul comptable, s’il est correctement mis sur les rails.
Ce projet, de l’organisme de normalisation comptable internationale (IRFS), est de créer un organisme parallèle, le Conseil international des normes en matière de développement durable (International Sustainabilty Standards Board – ISSB) afin d’élaborer des normes sur la durabilité, qui seraient obligatoires pour les entreprises. Il risque de changer le visage de la comptabilité et de l’économie mondiale du futur.
Le Canada vient d’ailleurs de se proposer comme pays hôte du futur ISSB, donnant le signal d’une volonté de renouer avec les objectifs de développement durable de l’Organisation des Nations unies et des cibles de réduction de carbone de l’accord de Paris, signé par le gouvernement Trudeau en 2015.
Que contient la réglementation environnementale actuelle régissant les bourses canadiennes de valeurs mobilières ? Est-ce suffisant pour que le Canada réalise la baisse espérée de ses émissions de GES ? Nous croyons que non, car l’information transmise actuellement par les entreprises est inégale et insuffisante.
Mon co-auteur, Waqas Salam et moi-même sommes professeurs de comptabilité à l’Université Téluq. Je mène des recherches dans le domaine de la gouvernance d’entreprise, la responsabilité sociale et environnementale et la normalisation comptable internationale. Mon collègue s’intéresse aux enjeux des politiques budgétaires et fiscales des gouvernements et à la compétitivité internationale des nations.
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Le rendement financier d’abord
L’objectif de maximisation de profit, réitéré par l’économiste américain Milton Friedman dans The New York Times Magazine il y a plus de 50 ans, a guidé la rédaction de la normalisation comptable.
Jusqu’à aujourd’hui, les normes comptables internationales de la fondation IFRS, appliquées aux entreprises canadiennes ayant une obligation d’information du public, demeurent imprégnées de cette pensée économique classique du profit. Ainsi, l’objectif principal de l’information financière est de « fournir, au sujet de l’entité qui la présente, des informations utiles aux investisseurs, prêteurs et autres créanciers actuels et potentiels aux fins de prise de décisions ». Le rendement financier prime sur tout autre type d’information.
Au Canada, des lueurs de changements apparaissent depuis la signature de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques en 1992. Des appels venant d’autres parties prenantes (consommateurs, clients, ONG, syndicats, communautés locales, etc.) pour une divulgation d’information plus globale, intégrant l’impact social et environnemental de l’entreprise, se font entendre. Plus récemment, des impacts tangibles des changements climatiques sur la performance financière des entreprises se sont fait ressentir. Rappelons-nous le secteur des assurances, lourdement touché à la suite des inondations, les activités du secteur forestier, touché par les incendies de forêt, ou encore le secteur du tourisme, doublement touché par la pandémie et les canicules. Les investisseurs commencent ainsi à comprendre le caractère crucial de la divulgation d’information environnementale.
Des associations comme SHARE (Shareholder Association for Research and Education) poussent vers l’investissement dans des entreprises socialement responsables. La CDPQ (Caisse de Dépôts et de Placements du Québec) intègre depuis 2017 des stratégies d’investissement visant la carbo-neutralité et vient d’adopter, en septembre, une stratégie climatique. En parallèle à ces mouvements, la normalisation comptable et la réglementation des marchés financiers ont commencé à intégrer certains aspects environnementaux.
Des normes environnementales insuffisantes
Actuellement, les normes comptables en matière environnementale comportent trois aspects :
1) La norme IAS 37
Elle exige la comptabilisation d’une provision (un passif – qui s’apparente à une dette) pour toute entreprise qui, par l’entremise de ses activités, cause un préjudice à l’environnement et qui a l’obligation de remise en état du site exploité. Les chiffres des états financiers reflètent ainsi une « dette environnementale » que l’entreprise devra payer à la fin de l’exploitation d’un site. Cette norme vise principalement les entreprises d’extraction minière et pétrolière. Mais la comptabilisation de ces coûts n’aurait pas existé si l’entreprise n’était pas légalement tenue de les payer à la fin de l’exploitation.
2) Les taxes sur le carbone
Depuis 2016, le gouvernement du Canada exige des gouvernements provinciaux d’instaurer soit un système de tarification du carbone (taxe sur le carbone), soit un système de plafonnement et d’échange. Les entreprises assujetties à une taxe carbone, notamment parce qu’elles utilisent des combustibles fossiles et qu’elles représentent de grands émetteurs, doivent comptabiliser une charge fiscale correspondant au montant de la taxe qu’elles devront payer. Tout comme la norme précédente, cette charge fiscale n’aurait pas été comptabilisée si l’entreprise n’était pas assujettie, par la loi, à la taxe carbone. De plus, les entreprises qui peuvent contrôler les prix refilent ces coûts aux consommateurs.
3) Le marché carbone
Plusieurs provinces, dont le Québec, se sont dotées d’un marché du carbone. Le gouvernement provincial fixe un plafond pour les émissions pour certains secteurs pollueurs en fonction de ses objectifs de réduction de GES. Chaque entreprise assujettie obtient un nombre d’unités d’émissions qui lui sont allouées (correspondant au plafond fixé). Lorsque ses émissions réelles dépassent les unités allouées, l’entreprise doit acheter des unités supplémentaires sur le marché du carbone, correspondant aux unités d’émissions en trop. Au contraire, lorsque ses émissions sont inférieures aux unités allouées, l’entreprise pourra vendre les unités d’émissions réduites sur le marché du carbone.
La valeur des unités d’émission en trop viendra baisser le résultat comptable et la valeur des émissions réduites viendra augmenter le résultat.
Les exigences comptables en matière d’information environnementale sont ainsi très limitées si l’on considère les impacts environnementaux indirects liés à la chaîne de valeurs ou l’empreinte environnementale des entreprises non assujetties à un système de tarification du carbone.
La divulgation d’information à la discrétion des gestionnaires
Au-delà des normes comptables, les entreprises cotées sur une bourse canadienne doivent divulguer rapidement toute information importante dans ses rapports annuels. Ceci, conformément aux principes édictés dans le règlement des Autorités canadiennes en Valeurs mobilières (ACVM)
Deux autres règlements des ACVM régissent la divulgation d’information environnementale (le 51-333 et le 51-358). Ils guident les entreprises pour détecter, évaluer et communiquer l’information sur les risques environnementaux et clarifient la responsabilité de la direction et du conseil d’administration dans le processus de contrôle, de divulgation et de certification de ces informations.
Malgré cela, l’évaluation de l’importance de l’information à divulguer demeure sujette à la discrétion des gestionnaires. Un règlement datant de 2010 souligne que l’information environnementale communiquée n’est pas nécessairement exhaustive, fiable ou comparable entre les émetteurs. Et en 2021, un rapport de Millani, un leader canadien des services-conseils d’intégration ESG aux investisseurs et aux entreprises, conclut que l’information environnementale des entreprises de l’indice S&P/TSX composite montre une grande variabilité en termes de quantité et de qualité.
La réglementation de la divulgation d’information environnementale est insuffisante, en dépit de l’existence de normes sur la durabilité acceptées sur les places boursières canadiennes, qui demeurent facultatives.
Couper avec la profitabilité à tout prix ne sera pas facile
C’est devant la multiplication des cadres de normalisation sur la durabilité à l’échelle internationale et l’absence d’obligation pour les entreprises de se conformer à un référentiel donné (à l’exception des entreprises du Royaume-Uni et de la Nouvelle-Zélande), que la fondation IFRS s’est ainsi proposée de normaliser l’information environnementale et de créer un organisme internationale, l’ISSB.
Le défi est cependant majeur. Le nouvel ISSB devra d’abord faire un choix crucial : continuer à répondre à l’unique besoin des investisseurs, conformément à la théorie de Friedman, en imposant la divulgation de l’impact financier des risques et opportunités liés aux changements climatiques sur le profit de l’entreprise ; ou bien élargir le cercle des utilisateurs de l’information aux autres parties prenantes en imposant aussi la divulgation et l’évaluation financière de l’empreinte de l’entreprise sur son environnement.
La coupure relative avec la pensée économique classique du profit n’est pas facile à exercer au niveau de la comptabilité. Cette préoccupation a été exprimée par plusieurs chercheurs et environnementalistes, dont Eric Hespenheide, le président du GRI, un organisme indépendant de normalisation sur la performance en développement durable d’entreprises et la divulgation d’information.
Selon lui, les rapports identifiant les effets sur la création de valeur des questions sociales et environnementales représentent un pas dans la bonne direction. « Cependant, les entreprises doivent rendre des comptes à une multitude de parties prenantes. C’est pourquoi les rapports financiers et les rapports complets sur le développement durable doivent être sur un pied d’égalité. »
Houda AFFES, Professeur de comptabilité, Université TÉLUQ and Waqas Salam, CPA, MBA, Professeur en fiscalité, Université TÉLUQ
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.