CHRONIQUE – Une femme couverte de boue tente de faire un massage à un homme dont l’attention est captée par une rivale beaucoup plus jolie à côté de lui. QUE FAIRE? L’ignorer, ou lui faire regretter d’avoir regardé l’autre fille? Une femme démunie gèle dans une chaumière délabrée. Comment l’aider? Réparer les fenêtres? Colmater la cheminée? L’habiller chaudement? Jusqu’à récemment, je subissais ces publicités de Project Makeover, aux scénarios d’une stupidité inouïe, avec une petite gêne: qu’avais-je bien pu faire pour que l’algorithme m’expose à de telles publicités? Avait-il décelé mes insécurités profondes au travers des dix millions de choses que je peux googler dans une journée, le plus souvent pour le travail? («Poil incarné pubis que faire», je vous JURE que c’était pour le travail!)
Mais au détour d’une conversation avec des personnes d’horizons divers, j’ai réalisé que je n’étais pas la seule à voir ces annonces de jeux vidéo d’un sexisme décomplexé sur mes plateformes. Une fille qui pète dans l’avion, un mafioso qui sauve des prostituées, une mariée éplorée dont la maison a été emportée par les flammes, un père de famille qui quitte sa femme et son enfant parce qu’ils sont trop moches: chacun avait sa version de ces publicités aux arcs narratifs rudimentaires et parfois loufoques. Pourquoi était-on ciblés? Ça semblait avoir plus à voir avec nos données démographiques (âge, sexe, ville) qu’avec nos valeurs profondes.
Le jeu mettant en vedette la fille pleine de boue, par exemple, propose comme solution – sans jamais expliquer POURQUOI elle s’est retrouvée dans une situation aussi grotesque – de lui faire prendre une douche, de la raser (parce que les poils, ark!), et de lui choisir une coupe de cheveux qui séduira son homme à coup sûr. Il me semble que je suis abonnée à trop de pages féministes, prônant la diversité et le libre-choix pour qu’un algorithme, aussi stupide soit-il, s’imagine que ces scénarios me parlent. D’ailleurs, prenez garde: si vous choisissez la mauvaise coupe de cheveux, ERREUR, vous perdez. C’est du moins ce que la publicité prétend.
Dans les faits, ces jeux ne correspondent pas du tout aux scénarios dépeints dans les courtes animations 3D qui en font la promotion. Si vous téléchargez – à vos risques et périls – ces applications, vous tomberez fort probablement dans le vortex ultra addictif d’un jeu de type casse-tête à la Candy Crush. Plus vous alignez des tuiles, plus vous accumulez de points pour pouvoir sauver une fille de la honte absolue. Certains de ces jeux tirent leurs profits de la publicité, d’autres de l’achat de jetons. Et ça fonctionne! Lancé en novembre 2020, le jeu Project Makeover – celui qui semble croire que les filles se ramassent régulièrement couvertes de boue pour aucune raison logique – avait été téléchargé plus de 50 millions de fois moins d’un an plus tard, et avait généré des revenus de près de 70 millions de dollars selon le site spécialisé Udonis.
Le succès de ce type de jeu repose sur un ensemble de paramètres qui ne misent pas particulièrement sur notre intelligence, mais sur nos instincts les plus bas. Les producteurs de jeux vidéo étudient depuis longtemps comment ils peuvent solliciter différents neurotransmetteurs pour nous amener à jouer et à rester collés à leurs plateformes. Ils entraînent notre cerveau à dépendre de plus en plus des petites doses de dopamine que chaque succès stimule. De plus, la musique permet au cerveau de libérer des endorphines et le sentiment de sauver les gens serait relié à la sérotonine. Les animations sensationnalistes s’ajoutent maintenant à leur arsenal marketing.
J’imagine que leurs scénarios poches interpellent notre besoin d’adrénaline? Pourtant, une fois les applications lancées, le degré zéro de stimulation est bien vite atteint: vous ne faites rien, vous ne sauvez pas de vies, vous pourriez écouter une émission de télé et comprendre l’intrigue tout en alignant vos diamants et autres breloques. Le cerveau entre dans un état quasi végétatif dans lequel vous oubliez les changements climatiques, la COVID, le coût sans cesse plus élevé pour se loger, et bien sûr cette fichue voisine trop bien roulée qui menace de voler votre homme.
Selon Udonis, 88% des personnes jouant à Project Makeover seraient des femmes, et leur moyenne d’âge serait de 28 ans. Bref, les femmes milléniales, appartenant à cette génération fragile qui s’indigne pour un rien, seraient les plus grandes utilisatrices de ces jeux promus par des publicités tellement problématiques que je ne saurais quoi dénoncer en premier. Le renforcement de standards de beauté rigides et irréalistes? La promotion d’une rivalité féminine malsaine, fondée essentiellement sur l’apparence? L’image de la femme comme être fragile que l’on doit sauver avant tout d’elle-même et de sa vilaine tendance à se «laisser aller»?
On dénonce publiquement le sexisme et la grossophobie, on valorise la diversité, on critique les personnalités publiques qui commettent des impairs en utilisant les mauvais mots pour parler de réalités sensibles, et pourtant, on se tait devant ces publicités aussi dégradantes pour la femme qu’insultantes pour notre intelligence? On s’époumone contre les incohérences d’artistes qui signent le pacte, mais on laisse des corporations s’enrichir sur le dos de bons vieux schèmes hétéropatriarcaux? C’est quand même étrange.
Les plus nombreuses critiques au sujet de ces jeux portent sur le fait que les publicités sont trompeuses, puisque les jeux sont en réalité beaucoup moins choquants que les saynètes en faisant la promotion. Est-ce que c’est parce qu’on est trop gênés d’avoir attrapé ces pubs dans nos fils comme des maladies vénériennes? Est-ce parce que c’est tellement gros qu’on ne sait pas par quel bout les prendre? Est-ce parce que la société est en réalité plus indifférente aux enjeux sociaux que les médias nous le laissent croire? Fort probable.
Ou peut-être que c’est simplement parce que la femme milléniale de 28 ans a beaucoup trop de problèmes à geler dans la dopamine, la sérotonine ou les endorphines pour utiliser son temps d’indignation contre ces Candy Crush nouveau genre. Des problèmes comme la pression sociale, les attentes irréalistes, les doubles standards et la quête de perfection. Sans oublier cette fameuse boue qui la guette, semble-t-il, à chaque détour.