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Master of the Universe: les confessions d’un maître de l’univers

Photo: Collaboration spéciale

Il y a eu Inside Job. Il y a eu Wolf of Wall Street. Voici maintenant Master of the Universe, un documentaire glaçant dans lequel un ancien banquier d’investissement influent propose une incursion dans les coulisses d’un «univers parallèle».

Il fut une époque où Rainer Voss réalisait un million de profits par jour; un temps où ce banquier d’investissement allemand se voyait réellement comme un maître de l’univers. Mais un jour, il s’est fait vieux. On lui a montré la porte. Et l’homme a commencé à développer un début, un tout petit début de sens critique à l’égard de l’organisation dans laquelle il avait évolué.

Le documentariste Marc Bauder a recueilli les confessions de celui qui «avait autrefois le pouvoir d’influencer le cours de l’histoire en appuyant sur un simple bouton». Dans un édifice bancaire vide, Voss, véritable maître des chiffres, livre un long monologue. Raconte les nuits sans sommeil. Dessine des formules mathématiques sur les fenêtres. S’arrête sur son échec en tant que père. Et s’énerve lorsque le cinéaste lui demande d’approfondir certaines questions, ne se sentant, au final, peut-être pas si responsable que ça des conséquences de ses actes.

Nous avons discuté avec le réalisateur Marc Bauder de son expérience durant le tournage de Master of the Universe.

Dans le film, Rainer Voss vous explique notamment la théorie du cygne noir («utilisée en finances pour qualifier les événements très improbables qui se produisent néanmoins»). Réussir à trouver un protagoniste prêt à parler de sa carrière de banquier d’investissement, était-ce aussi un «cygne noir» pour vous?
Oui. Ces gens-là n’ont aucune raison de nous parler. Ils vivent dans un monde parallèle. Un cercle fermé. Une petite famille qui risque de vous rejeter si vous en dites trop. Cela dit, j’ai rencontré beaucoup de gens qui travaillent dans les grosses banques en Allemagne et je crois qu’ils se posent le même type de questions que mon protagoniste. Ils ont une certaine sensibilité par rapport à ce qu’ils ont fait, à ce qui est arrivé. Ils ne ressentent pas d’empathie, ils ne se disent pas: «Oh, j’ai fait quelque chose de mal», mais ils savent, en revanche, que quelque chose a mal tourné.


On dit souvent que, pour faire un film, il faut avoir une certaine sympathie pour ses personnages, même les plus sombres. Avant de vous lancer dans ce projet, on imagine que vous aviez, et avez toujours, une vision très négative du système, mais aviez-vous, peut-être pas de la compassion, mais une certaine compréhension de la pression sous laquelle se retrouvent les banquiers d’investissement?

Jusqu’à un certain point… mais pas entièrement. Personne ne naît mauvais. Ces gens-là choisissent ce métier et, tous les jours, ils ont le pouvoir de prendre une décision. Ils ont le pouvoir de dire «stop». Contrairement à une grande majorité de citoyens, et à tous ceux qui doivent travailler pour survivre, ils n’ont pas de pression financière. Ils peuvent dire: «On arrête tout.»

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À l’écran, vous suggérez certaines choses qui ne pouvaient visiblement être montrées. Comme cette séquence où vous demandez: «Est-ce que les clients sont au courant de ce qu’ils achètent?» et Rainer Voss vous répond: «Non, et c’est d’ailleurs ça le scandale» avant de lancer: «Je ne veux pas que ce passage soit enregistré!» Ou encore cette scène où il vous coupe brusquement en disant: «C’est assez! Finito!» Étaient-ce des moments où vous avez vraiment senti le pouvoir du cinéma?
C’était très important pour moi de garder ces scènes dans le film. La façon très colorée dont [Voss] décrit les problèmes lui donne l’air d’être très objectif. Lorsque j’ai présenté les premières versions du film, j’ai réalisé qu’il arrivait à séduire beaucoup de spectateurs. J’ai alors compris qu’il fallait qu’on voie son irritation pour être conscients qu’il joue aussi un jeu. Le public doit être actif. C’est si facile de se détendre et de laisser le spécialiste parler… Mais ce qu’il nous dit, ce n’est pas la vérité. C’est sa perspective à lui.

Dans une scène, vous placez M. Voss devant un écran où défilent des extraits du procès et de la condamnation de [l’ancien courtier de la Société Générale] Jérôme Kerviel. En utilisant ce procédé, vouliez-vous donner l’impression que votre protagoniste se regardait lui-même dans un miroir?
Je crois que c’était un moment très honnête. Avant ça, je lui ai montré d’autres extraits de la police entrant dans la Deutsche Bank pour une histoire de fraude, mais l’histoire de Kerviel avait un lien avec sa propre expérience. Celle d’être poussé par un système, d’être poussé par un patron, de toujours devoir être meilleur que le gars à côté de soi, mais de n’avoir personne pour nous dire ce qu’il faut réellement faire.

Le sous-texte militaire de votre film est très fort. M. Voss utilise des termes comme «armes» ou «adversaires» en parlant des anciens compétiteurs de la banque où il travaillait. Était-ce une image que vous aviez également en tête durant le tournage? Et l’édifice bancaire inoccupé dans lequel vous avez filmé, était-ce un peu un champ de bataille désormais désert?
En fait, je pensais plutôt à la religion. Mais vous savez, l’armée et la religion ont parfois de ces façons d’attirer et de déformer les gens…! Pour ce qui est de l’édifice vide, la raison pour laquelle nous l’avons choisi, c’est pour illustrer le fait que cette industrie, qui est pourtant une industrie mondiale qui influence toute la société, ne repose sur aucune fondation. C’est comme si on avait bâti une maison sur du sable. Il n’y a aucune stabilité. Aucune philosophie. Et aucune théorie ne nous sortira de ce problème.

Parlant bataille, cette histoire est fascinante, notamment parce qu’on sent la lutte et le tourment intérieurs de cet homme qui semble déchiré entre son passé, sa passion et le point de vue critique qu’il a développé par rapport au système. Trouviez-vous ce personnage torturé particulièrement cinématographique, voire tragique?
Pour moi, il l’était. Mais lui, il ne se voyait pas comme tel. Il se voyait comme un «gentil». Je crois que, pendant un bref instant, il a réalisé qu’il avait mal agi, mais en même temps, il est toujours ami avec ses anciens collègues. Je les ai rencontrés lors de la première du film à Francfort. C’est comme une bande de potes, une équipe de football. Vous pouvez le voir dans leurs yeux: ils seraient prêts à tout recommencer demain matin. Il suffirait que l’un d’entre eux dise: «Heille, j’ai une super idée» et tous les autres suivraient. [Rainer Voss], lui, est encore accro. Mais il est sous contrôle. Reste que, chaque matin, il vérifie l’indice boursier japonais. Il est aussi accro à l’information, à l’actualité. Pas parce qu’il aime l’info, mais parce qu’il aime réfléchir à la manière dont une nouvelle, en quelques secondes, peut avoir un impact sur l’économie. Vous connaissez le jeu Tetris? C’est la même chose: quelques secondes avant la fin, on est tellement concentré à essayer de faire une ligne, puis une autre, puis une autre encore qu’on n’a pas le temps de penser à ce qui arrivera une fois que le jeu sera terminé.

Rainer Voss est un virtuose des chiffres. Vous le filmez d’ailleurs en train d’écrire des formules mathématiques sur les fenêtres de l’édifice. On a alors l’impression de voir un magicien exécuter des trucs qui mystifient la foule.
Oui. Il y a une formule qu’il m’a expliquée encore, et encore, et encore et je ne la comprends toujours pas! Mais ça fait aussi partie de l’histoire: il ne faut pas forcément la comprendre, cette formule. Parce qu’elle ne repose sur aucune théorie. Elle a le pouvoir de nous irriter. Et elle nous donne l’impression que ces gars-là savent ce qu’ils font parce qu’eux, ils la comprennent. Reste que, à part eux et les grosses compagnies qui possèdent les machines pour vérifier la formule en question, personne ne sait réellement ce que ladite formule fait. Alors on voit ces types en costume et on leur fait confiance. Et quand ils nous assurent: «Vous allez faire tellement d’argent avec ça!», on leur répond: «OK! Allons-y!»

Vous montrez à quel point ce monde est un univers parallèle, dans lequel les employés se retrouvent isolés. Leurs enfants vont à la garderie de la compagnie, leurs familles partent en vacances ensemble… Votre protagoniste le dit lui-même: «Lorsqu’on est autant coupé du reste du monde, on n’a pas conscience de l’impact que peuvent avoir nos actions sur le reste de la planète.» À la fin, lorsque vous filmez [Rainer Voss] seul dans l’immeuble, tandis que les flocons tombent doucement dehors, on se sent isolés nous aussi, comme coincés dans un de ces globes de neige en verre. C’est à la fois réconfortant, inquiétant et oppressant. Était-ce l’effet recherché?
J’étais très heureux d’avoir réussi à filmer cette séquence. Quand la neige tombe, elle nous enveloppe, nous donnant un sentiment de sécurité, rendant tout plus calme et silencieux. Mais surtout, quand il y a de la neige, on ne voit pas ce qu’il y a en dessous: la saleté, les problèmes… Je pense que tout le monde sait que la crise n’a pas été résolue et qu’elle va exploser à nouveau dans les années à venir. C’est comme si la neige recouvrait tout en nous disant: «N’y pensez pas pour l’instant, oui, soyez heureux, achetez quelque chose, ne pensez pas au fait qu’une autre crise s’en vient. Tout va bien. Tout va bien…»

Master of the Universe
Au cinéma Excentris
Jeudi soir à 20 h

[youtube http://www.youtube.com/watch?v=OIUPWWwEclc&w=640&h=360]

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