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Quel est l’héritage de la Grande Guerre?

Photo: Archives MWN

Le 28 juillet marque le 100e anniversaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Un siècle après une des plus grandes boucheries de l’histoire, Métro se penche sur la façon dont ce carnage continue d’influencer notre perception de la guerre et de la paix.

La Grande Guerre devait être la «der des ders», la guerre qui mettrait fin à toutes les guerres. C’était le grand espoir d’une génération qui assista à la mort de 10 millions de soldats, à la fin de trois empires et à l’avènement de la dimension industrielle de la guerre. Cent ans plus tard, ce conflit est encore souvent présenté comme le sacrifice futile de millions de vies, causé par l’assassinat de l’archiduc d’Autriche François-Ferdinand et de sa femme, Sophie, en juin 1914.

La tentation est forte de s’étendre sur des souffrances qui, selon plusieurs analystes d’aujourd’hui, auraient pu être évitées. Il faut toutefois se rappeler que ce conflit est aussi à l’origine de maintes innovations. «C’est une guerre qui évolue vite et qui va propulser l’humanité dans l’ère moderne, affirme le spécialiste de la Grande Guerre Nick Lloyd, du King’s College, à Londres. On invente le tank, et on innove de plusieurs façons: utilisation massive de l’artillerie, apparition des casques d’acier, développement de l’aviation, usage des gaz toxiques, bombardement des populations civiles, invention du sans-fil, élaboration des techniques modernes de chirurgie, etc. Et cette guerre a duré deux fois moins longtemps que le récent conflit en Afghanistan!»

Évidemment, l’approfon­dis­sement du caractère novateur de la guerre suppose qu’on ne la condamne pas d’emblée comme «stupide». Et qu’on abandonne, d’une certaine façon, l’idée que les armées sont composées de «lions menés par des ânes» – une allusion à l’inanité des classes aisées.

«Si vous analysez le pourcentage de pertes parmi les officiers formés dans les grandes écoles, les chiffres sont affolants. Ce sont sans doute les pires parmi tous les groupes sociaux, expli­que M. Lloyd. Presque tou­te la classe supérieure de la société britannique a été anéantie durant cette guerre.»

C’est dans le cadre de l’immense «restructura­tion» rendue nécessaire par la guerre qu’un besoin accru de main-d’œuvre se fit sentir et que les femmes se retrouvèrent sur le marché du travail. Elles eurent des em­plois parfois dangereux, comme dans les usines d’armement, ou plus sûrs, comme dans les bureaux, où elles occupèrent notamment des postes de secrétaire, que plusieurs conser­vèrent après la guerre. «On ne parle pas ici d’une émancipation complète: les femmes n’obtiendront le droit de vote au Royaume-Uni qu’en 1928, et des perturbations sociales se feront sentir lorsque les hom­mes reviendront du front dans un pays meurtri», résume M. Lloyd.

À cet égard, dans une Allemagne vaincue, le retour des soldats est encore plus difficile. «Des villes comme Berlin étaient littéralement engorgées de soldats blessés, notamment de culs-de-jatte demandant l’aumône et dont la présence n’était pas vue avec bienveillance. Les populations civiles ne voulaient pas qu’on leur rappelle la guerre», fait remarquer Bernd Hüppauf, auteur de l’ouvrage What Is War? Certains Allemands, après avoir été témoins des horreurs de la guerre moderne, s’y opposèrent farouchement, notamment en joignant le mouvement Wandervogel. «Quelques groupes voulaient revenir à la nature et organisaient des rencontres dans les montagnes», illustre M. Hüppauf.

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Par ailleurs, alors que l’Allemagne était paralysée économiquement, les nations victorieuses s’acharnèrent sur leur ennemie. Le Royaume-Uni fut ainsi particulièrement actif dans le démembrement de l’Empire ottoman, un ancien allié qui était devenu un ennemi en lui déclarant la guerre en décembre 1914. Bien que le Moyen-Orient eut été traditionnellement une région de conflits et de gouvernements médiocres, «cette partition a eu des contrecoups qu’on ressent encore aujourd’hui», explique M. Lloyd.

En fait, la Grande Guerre continue de diviser les historiens, tout comme le public. Personne ne sem­ble savoir quel est exactement son héritage.

«Aucun événement com­mé­mo­ratif n’est prévu à Berlin», rapporte M. Hüppauf. À la suite de la Première Guerre mondiale, les poèmes de Wilfred Owen et de Siegfried Sassoon, tout com­­me, plus tard, la comédie sati­ri­que télévisée des années 1980 Blackadder (La vipère noire) condamnèrent l’absurdité de ce carnage.

Cent ans après la «der des ders», les célébrations entourant sa commémora­tion font l’objet de dépenses de 55M£ au Royaume-Uni et de 72M$ en Australie. Nombreux sont ceux qui s’op­po­sent à de telles dépenses, mais si, en nous souvenant de la désolation et de l’horreur de cette guerre, nous pouvons prévenir de nouveaux conflits, alors nous non plus, en reprenant les mots de Wilfred Owen, nous ne «[dirons] pas avec autant d’entrain le vieux mensonge: Il est doux et glorieux de mourir pour sa patrie».

Question-réponse

Première guerre mondiale Nick LloydEntretien avec Nick Lloyd, spécialiste de la Première Guerre mondiale du King’s College, à Londres.

En Angleterre, la guerre semble avoir été vue de façon romantique, comme une grande aventure. Est-ce que ç’a été le cas?
On a tendance à croire à l’existence d’un enthousias­me aveugle pour la guerre au Royaume-Uni, mais il s’agit d’un mythe. L’enrôlement et l’enthousiasme pour la guerre ont été étudiés par plusieurs historiens au cours des dernières années, et ces derniers commencent à remettre en question cette croyance. Si on considère le plus important mouvement d’enrôlement, on voit qu’il se produit un peu après l’annonce de la retraite de Mons, en Belgique, en septembre 1914. Les gens n’ont donc pas joint l’armée tout de suite.

On entend souvent dire que les mitrailleuses firent des ravages durant la Première Guerre. Ces armes ont-elles été responsables du plus grand nombre de morts? Comment l’ère industrielle a-t-elle changé la guerre?
Non, c’est l’artillerie qui va changer la guerre: la plupart des morts seront causées par le feu de l’artillerie, et non par les mitrailleuses. C’est la guerre des gros canons. On assiste à l’industrialisation de la guerre et à l’intensification systématique de l’effort de guerre: la production d’ar­mes de grande taille, d’obus, de balles et de fil de fer barbelé a réellement transformé la société européenne. En 1918, la guerre est déjà fort différente de ce qu’elle était en 1914.

La série télévisée Blackadder présentait les officiers comme des bouffons ineptes menant leurs hommes à une mort certaine. Les membres des classes supérieures étaient-ils des chefs à ce point incompétents?
C’est un mythe que des officiers incompétents aient envoyé les classes laborieuses à l’abattoir dans les tranchées. Si vous analysez les taux de pertes des officiers formés dans les grandes écoles, les chiffres sont effrayants; ce sont sans doute les pires parmi tous les groupes sociaux. Les classes moyenne et supérieure ont fait leur part. La plupart des familles de la noblesse et de la haute bourgeoisie, à l’instar de Lord Asquith, ont perdu un fils.

Les gens se représentent souvent la guerre à travers des séquences d’archives montrant les traumatismes de l’obusite, une forme de stress post-traumatique observée dans les tranchées. Ce syndrome était-il inévitable après de longues périodes de bombardement?
L’idée fausse la plus courante est que presque tout le monde souffrait de ce genre de traumatisme. Il y avait plus de cinq millions d’hommes dans les forces armées britanniques et la plupart ne présentaient pas ce syndrome. Ce n’est pas un problème de masse, mais c’est un problème important. Les questions sont les suivantes: Pourquoi en souffrait-on? Était-ce lié à la bravoure et au courage ou s’agissait-il d’une faiblesse physique? C’est un problème épineux. Cela a causé de graves dissensions dans le monde médical. Comme je l’ai dit, certains croyaient que c’était un effet de la lâcheté et qu’il fallait donc être plus sévère. D’autres avançaient que le problème était physiologique et était causé par des éclats d’obus qui s’étaient fichés dans le cerveau ou qui avaient détruit l’ouïe. Et il y avait aussi William Rivers, un savant qui s’intéressait à la psychologie et qui parlait de la nécessité de faire ressurgir le souvenir de ce qui avait provoqué le traumatisme.

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