Alors qu’Uber intègre progressivement l’offre de transport en commun à son application mobile dans plusieurs villes du monde, des experts en mobilité pressent les autorités publiques de concrétiser le projet Céleste d’abonnement unique à divers modes de transport du Grand Montréal avant qu’une initiative du secteur privé les devance.
Dans les dernières années, la multinationale californienne a réalisé des partenariats avec plusieurs sociétés de transport à travers le monde. À Nice, en France, les clients du train de banlieue peuvent commander une course avec Uber pour 6 euros afin de retourner à la maison après 20h, soit quand le service des lignes d’autobus partant des gares s’arrête. À Innisfil, en Ontario, les clients de la société de transport de cette municipalité déboursent de 3 à 5$ pour effectuer des déplacements vers des lieux définis avec des chauffeurs d’Uber, qui viennent ainsi y remplacer les autobus.
Après avoir intégré les alternatives de déplacements en autobus et en train léger en temps réel à son application mobile à Denver, Uber compte maintenant y ajouter une option de paiement pour le transport en commun aux États-Unis, puis ailleurs dans le monde.
«Le marché du Québec est extrêmement important pour Uber. Si Uber peut contribuer à libérer plus de gens de la voiture, évidemment que Montréal serait un marché parfait pour cette nouvelle technologie», a déclaré à Métro le porte-parole d’Uber au Canada, Jean-Christophe de Le Rue.
«Ce n’est pas seulement Uber qui va régler les problèmes de congestion, c’est tous ensemble. Si on propose aux utilisateurs une plateforme qui rend simple, efficace et abordable de se déplacer sans sa voiture, c’est là qu’on gagne.» -Jean-Christophe de Le Rue, porte-parole d’Uber Canada.
Actuellement, le projet pilote d’Uber au Québec, qui a été prolongé pour une troisième année en octobre, interdit à l’entreprise de signer des partenariats avec des sociétés de transport, mais l’entreprise a bon espoir que les changements réglementaires qui seront annoncés cette année dans l’industrie du taxi lui permettront de réaliser de telles ententes par la suite.
«Avec un partenariat, on va encore plus faciliter les déplacements en transport en commun dans la région», a affirmé le porte-parole de l’entreprise américaine, ajoutant que les chauffeurs d’Uber pourraient améliorer l’accès aux stations de métro, aux arrêts d’autobus et aux gares de train pour les Montréalais demeurant dans des secteurs moins bien desservis en transport en commun.
Une étude réalisée en 2016 par l’American Public Transportation Association auprès de 4500 résidents de sept villes américaines indiquait que les utilisateurs d’Uber et de Lyft, un concurrent direct de la multinationale, sont plus à même d’utiliser également le transport en commun pour leurs déplacements et d’avoir ainsi moins de voitures dans leur garage.
«Aujourd’hui, le client vit un véritable enfer en jonglant entre les systèmes, les tarifs, les conditions et les informations des différents transporteurs, a d’ailleurs noté le consultant en stratégie et innovation, Stéphane Schultz, basé en France. Ce dernier estime que l’intégration du paiement par carte de crédit de divers modes de transport au sein d’une même application mobile ne pourrait qu’être bénéfique aux sociétés de transport en commun concernées.
«Il y a fort à parier que les recettes des transports publics augmenteront grâce à cela», a soulevé le spécialiste en transformation numérique.
Inquiétudes
Plusieurs experts consultés par Métro s’inquiètent toutefois que les intérêts financiers d’Uber puissent passer avant l’amélioration de la mobilité à Montréal.
«Uber est une option de transport parmi d’autres. Elle fait partie du cocktail de transports. Là où on peut se questionner, c’est quand une de ces options cherche à devenir la plateforme centrale de transport, alors que son modèle d’affaires ne présente pas le transport en commun comme le pilier central de la mobilité», a noté le président et cofondateur de Transit, Sam Vermette.
L’intégration de l’offre de transport en commun dans l’application mobile risquerait d’ailleurs de rendre accessible à Uber des données personnelles précieuses que l’entreprise pourrait ensuite revendre à sa guise.
«C’est inquiétant. On peut être méfiants comme citoyens après les scandales qu’on a vus entourant Google et Amazon […] Il faut se rappeler que ce qui est précieux pour cette entreprise-là, c’est l’information», a prévenu Michel Labrecque, qui a été président de la Société de transport de Montréal (STM) de 2009 à 2013 avant de prendre la tête du Parc olympique.
«Ultimement, ce que tout le monde essaie, c’est de se positionner comme interface de l’utilisateur, car c’est là que les revenus sont plus intéressants», a pour sa part observé le conseiller stratégique en transport à la Coop Carbone, Vincent Dussault, qui note qu’Uber pourrait percevoir «des frais de transaction» sur la vente de billets pour le transport en commun dans son application.
«Si on enlève des gens du métro ou des autobus et qu’on les met dans des Uber, ça va augmenter la congestion automobile à Montréal.» -Catherine Kargas, présidente du conseil d’administration de Mobilité électrique Canada.
Le ministre des Transports du Québec, François Bonnardel, n’a toutefois pu confirmer si la modernisation prochaine de l’industrie du taxi permettra à Uber d’avoir la souplesse nécessaire pour réaliser des partenariats avec des sociétés de transport dans les villes où elle opère actuellement dans la province, soit Québec, Gatineau et Montréal.
«Les détails de la modernisation, par l’entremise d’une réglementation, seront dévoilés plus tard cette année. Pour l’instant, nous ne commenterons pas son contenu», a indiqué son attachée de presse, Sarah Bigras.
Le temps presse
Métro révélait la semaine dernière que Céleste, le projet d’abonnement unique pour divers modes de transport qui inclurait notamment les services de vélo-partage de BIXI, d’autopartage de Communauto, les lignes de trains de banlieue du Grand Montréal et l’accès au réseau de métro et aux autobus de la STM, pourrait voir le jour en 2024.
«Uber va être beaucoup plus rapide que ça», a réagi M. Labrecque, qui a créé le concept de «cocktail transport» à la fin des années 1990.
Mis aux faits des intentions d’Uber, plusieurs experts pressent l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), qui est responsable du financement, de la tarification et de la planification du transport en commun dans le Grand Montréal, de mettre les bouchées doubles afin de concrétiser rapidement le projet Céleste.
«Ce que ça me donne à penser, c’est qu’il va falloir bouger assez rapidement. [La Ville de Montréal] a signé une charte de partenariat dans les derniers jours avec l’ARTM et la STM, mais là il faut accélérer la cadence. L’idée est très bonne, mais si on ne bouge pas assez rapidement, ça va être des acteurs privés qui vont s’implanter et ça risque de ne pas donner les meilleurs résultats», craint la responsable des enjeux en transport pour le Conseil régional de l’environnement (CRE) de Montréal, Tania Gonzalez. Cette dernière a souligné «les déboires entourant Uber dans les dernières années» alors que l’industrie du taxi conventionnelle a accusé l’entreprise à maintes reprises de lui mener une compétition déloyale.
Le président de l’organisme Trajectoire Québec, François Pépin, estime pour sa part qu’Uber devrait compter parmi les partenaires du projet Céleste, ce que ne permet pas à l’heure actuelle le projet pilote encadrant les activités de la multinationale au Québec.
«Si la situation d’Uber se régularise, à ce moment-là, c’est un partenaire qui devrait être inclu parce que l’objectif, à la base, c’est d’offrir le plus de choix possibles à l’usager», a-t-il déclaré, ajoutant que la création d’un abonnement unique à divers modes de transport doit passer «par le domaine public» afin d’assurer «une garantie du service, de la confidentialité et de la rigueur pour le public».
Appelée à réagir, l’ARTM est demeurée vague sur la possibilité que ce joueur controversé soit invité à la table de discussion sur le projet Céleste.
«Nous étudierons plusieurs éléments et services dans le cadre de ce projet, mais il est trop tôt pour préciser lesquels seront inclus», a indiqué dans un courriel à Métro la porte-parole de l’Autorité, Fanie Saint-Pierre.
L’entreprise Uber affirme de son côté ne pas vouloir faire concurrence au projet Céleste.
«Évidemment que l’idée de Céleste est très belle, mais je crois que l’un n’empêche pas l’autre […] Si on a notre propre option, les gens qui vont vouloir utiliser Uber pourront le faire», a réagi le porte-parole de la multinationale californienne, ajoutant que celle-ci serait prête «à collaborer» au projet d’abonnement unique initié par la STM.
«Il n’y a pas de concurrence. La seule concurrence qui existe, c’est celle vers l’auto-solo» -Jean-Christophe de Le Rue, porte-parole d’Uber au Canada