Quand une source – appelons-la Claude – m’a contactée lors du déclenchement des élections fédérales pour me dire qu’elle avait l’intention de voter 15 fois afin de prouver la faiblesse de la sécurité du scrutin, je me suis dit qu’elle se trompait et qu’elle ne pourrait pas mener à bien ce projet.
Mais Claude avait confiance en son plan: une de ses connaissances a voté quatre fois aux élections de 2015, puis dix fois à celles de 2019. Cette personne a réussi la fraude deux élections de suite sans jamais être embêtée d’aucune façon après. «C’est facile. Je t’explique…»
Des objections me venaient en tête tout au long des explications de ma source. Elle les démontait toutes.
Je restais quand même perplexe. Si c’était vraiment si simple, frauder le système électoral pour voter plusieurs fois, comment se faisait-il que personne n’en parle? J’avais l’impression que ce qu’on me décrivait relevait du Far West.
En faisant des recherches sur le sujet, je suis tombée sur un reportage de 2019 de Radio-Canada. Lors des dernières élections, la société d’État a fait l’exercice de tester s’il était possible de voter deux fois: une fois par anticipation, puis une fois le jour du scrutin.
La tactique qu’utilisait la connaissance de Claude, elle, permettait de voter encore plus de fois. Bien plus.
Claude et moi avons convenu qu’il n’était pas nécessaire de se rendre jusqu’à l’isoloir pour prouver le problème du système. À partir du moment où on peut s’inscrire plusieurs fois sur la liste électorale et que, chaque fois, le fonctionnaire nous offre de voter, la démonstration est faite.
Le jour du scrutin, Naomie, une journaliste de Métro, s’est rendue au premier bureau de vote choisi par Claude, dans une circonscription de Montréal. Elle a vu Claude s’y inscrire une première fois sur la liste électorale. Claude avait pourtant déjà voté par anticipation. Personne ne le lui a fait remarquer. Jusqu’ici, donc, Claude aurait pu voter deux fois.
Nous avons poursuivi l’exercice.
Claude et Naomie ont marché jusqu’au prochain bureau de vote de l’itinéraire, où Claude a pu s’inscrire et se faire offrir de voter à nouveau, en utilisant le même nom qu’au bureau de vote précédent: son vrai nom. La stratégie comportait un mensonge, oui, mais pas à propos de son identité.
Puis, Claude et Naomie ont cheminé vers le troisième bureau de vote, où le même exercice a été refait sans le moindre souci. Claude l’a répété une quatrième fois. Et une cinquième. Et une sixième. Et une dixième… Naomie me faisait le compte-rendu de leur parcours, et je n’en revenais pas. Le 20 septembre 2021, Claude a pu s’inscrire sur la liste électorale 15 fois.
À un moment, les deux bureaux de vote étaient dans des bâtiments l’un à côté de l’autre. On est entré dans le premier faire l’inscription, puis on est entré dans l’autre sans que personne ne remarque.
Naomie
Leur parcours a commencé à 9h30, à l’ouverture des bureaux de vote, et s’est terminé en fin d’après-midi. Ce n’est pas la fermeture des bureaux qui a mis un terme à leur balade, ce sont leurs autres obligations à tous les deux. Naomie, notamment, devait se préparer pour couvrir les résultats électoraux en soirée.
Quinze fois. Claude a pu s’inscrire 15 fois sur la liste électorale.
Comment est-ce possible?
Comment se fait-il que personne, à aucun de ces bureaux de vote, n’ait remarqué que quelque chose clochait, qu’une personne se baladait à travers la ville et réclamait un peu partout des bulletins de vote qu’on ne lui refusait pas?
Pour ne pas donner l’impression d’inciter les citoyens à reproduire la fraude, nous n’allons pas donner le détail de la méthode utilisée par l’ami de Claude en 2019 et 2015, et testée ici. Disons tout de même que l’exercice nécessite moins d’imagination qu’il en faut au personnage de DiCaprio dans Catch Me If You Can.
Sans tout dévoiler, nous pouvons quand même identifier le cœur du problème qui permet ces potentiels votes successifs. D’une part, la faille est due au fait qu’on peut s’inscrire le jour même du scrutin sur la liste électorale. D’autre part, elle est attribuable au fait que les bureaux de vote ne communiquent pas entre eux par le biais d’un système informatisé qui signalerait qu’une personne a déjà voté. Le système ne voit pas les doublons.
Aujourd’hui, en 2021, je dois avoir un code QR pour aller au restaurant, mais à l’échelle du Canada, personne ne peut savoir si je vote plus d’une fois.
J’ai demandé à Claude si la même chose était possible avec les élections provinciales.
«Non. À cause du référendum, les règles provinciales ont été resserrées et on ne peut pas s’inscrire le jour du scrutin.»
Les Canadiens, nous aimons bien nous voir comme des personnes gentilles et polies, qui disent s’il vous plait et merci. Mais est-ce suffisant pour se fier à la bonne foi de tous?
Les systèmes ne sont jamais parfaits, d’accord. Mais la facilité avec laquelle ma source a bel et bien réussi sa démonstration est frappante. Claude aurait pu voter 15 fois à cette élection (en plus de son vote par anticipation) sans que personne ne l’arrête. Sans que personne ne remarque non plus la redondance de son identité sur la liste électorale.
Depuis hier, je me demande combien d’autres Canadiens, comme la connaissance de Claude, passent leur après-midi à voter quand vient le temps d’élire le prochain gouvernement.
Et je me demande aussi, à côté, j’ai l’air de quoi, moi, avec mon petit bulletin de vote unique?
Avec la collaboration de Naomie Gelper.