La «balade», façon de parler, allait dès le début laisser des traces indélébiles dans mon cerveau de Nord-Américain gâté pourri sale.
Des voitures souffrantes sur le bord de la route. Incendiées, souvent. Sinon simili-défoncées. Règlements de comptes? Dommages collatéraux d’attaques militaires? Allez savoir. Clairement trop figé pour questionner, je me tais.
En fait, quiconque regarde passer le bazou de Fabio nous dévisage. Agressivement. On peut comprendre. Depuis la venue du petit Trump du Sud, la favela est sur les dents, ou plutôt ses ressortissants.
Parce qu’il ne se passe pas 24 heures sans que la possibilité de se faire fusiller manu militari (l’expression n’a jamais eu autant de sens!) soit bien réelle. Peu importe la journée, l’événement, l’occupation.
Pas très ardu de comprendre, conséquemment, pourquoi et comment chaque nouveau visage est perçu comme une menace réelle ou appréhendée.
Après avoir croisé près d’une dizaine de sentinelles armées de kalachnikov – possiblement davantage, puisque je baissais les yeux chaque fois, histoire d’éviter la provoc d’un susceptible –, nous voilà enfin sur le «terrain» de soccer où les ados du coin, notamment ceux parrainés par la fondation hollandaise, peuvent oublier, l’instant d’un match ou deux, les affres de la violence institutionnalisée.
En fait, l’État brésilien refusant d’investir dans la favela, l’endroit ressemble davantage à un terrain vague, où la pierre remplace la pelouse.
Trop heureux du refuge, aucun ado ne semble s’en plaindre, au contraire. Quelques coups de pied sur le ballon, sourire aux lèvres, blagues perdues par le mélange anglo-portugais, tout le monde est heureux. Autant, sinon plus, que tout ce que j’ai pu voir dans ma vie d’ado.
La vache, quand même. Me souviens de mes années à la polyvalente lauriermontoise où les équipements de football étaient inexistants, faute de moyens publics. Cela a fait l’objet de discussions incessantes, jusqu’à ce que la poly, lasse de se faire casser les oreilles, lance un programme formel, aujourd’hui mené de main de maître par mes chums Pilote, Maurice et Yale.
Ici? Aucune plainte ou complainte. Deux ou trois ballons payés par la fondation. Des jeunes radieux, joyeux, profitant de l’instant présent.
Parce que peu après, le retour à la réalité, cruelle et sans merci, s’installera de lui-même.
Des petits dealers s’échangent fric et autres trucs obscurs.
L’absence de collecte d’ordures par les services publics, trop craintifs de s’avancer dans le quartier. Le refus de l’État de financer l’école au-delà de la deuxième secondaire, crissant dès lors des jeunes pleins d’avenir dans les mains du crime organisé, histoire de survivre. Des ti-culs de 14 ans mitraillette à la main. Des filles de 13 ans enceintes, dommage collatéral de la prostitution, gagne-pain classique.
Alors que je termine mon petit topo pour la caméra, dos aux cabanes de fortune entourant le terrain de soccer, Fabio me souffle à l’oreille un truc du genre: «OK, it’s time to go. I don’t know who is in those houses behind you.» Hipelaye.
De retour à la quasi-entrée de la favela, là où l’atmosphère est plus viable, on s’attable autour d’un repas typique servi dans un resto minuscule. Des petits dealers s’échangent fric et autres trucs obscurs.
Faisant fi de l’évidence, nos jeunes s’en donnent à cœur joie, bouffant tout ce qu’il est possible de manger et siphonnant des litres de boissons gazeuses. Souriants, blaguant entre eux, s’agaçant l’un et l’autre, manifestement heureux de faire partie de la bande. Des ados classiques, quoi. Sauf que, pour Gabriel, Iris, Lucas et compagnie, le retour dans la spirale infernale ne saurait tarder. Peut-être pour la dernière fois.
Cœur et esprit fendus en deux, je fais signe à Ève, amie réalisatrice, et à Manuelo, notre chauffeur, qu’il est temps d’y aller. Mes piles supportant l’injustice et l’apathie sont, pour un sacré bout de temps d’ailleurs, à plat…