OTTAWA – Le ministre fédéral de l’Emploi, Jason Kenney, soutient que le gouvernement a bien l’intention d’aller de l’avant avec son projet de fractionnement des revenus, malgré des études qui concluent que cette mesure fiscale ne favoriserait que les familles les plus riches.
L’opposition officielle a déposé mardi une résolution aux Communes dénonçant ce projet de loi conservateur, qui accroîtra les inégalités économiques au Canada, selon le Nouveau Parti démocratique.
«Nous confirmons que nous avons absolument l’intention de respecter cet engagement (électoral) (…) afin de mettre un terme à la discrimination subie par certaines familles et à l’iniquité», a indiqué le ministre Kenney lors du débat sur la résolution.
«Nous allons traiter la famille comme une unité économique, car il s’agit bien d’une unité économique», a lancé le ministre, ajoutant qu’une famille qui décide qu’un des conjoints demeurera à la maison pour s’occuper des enfants ou de personnes âgées ne devraient pas en être pénalisée par des dispositions fiscales.
L’Institut Broadbent conclut dans son étude que le fractionnement du revenu entre conjoints coûtera plus cher et aidera moins de Canadiens que prévu, mais aussi qu’il profitera surtout aux provinces très «conservatrices» comme l’Alberta et la Saskatchewan.
Ce rapport, dévoilé mardi, tire les mêmes conclusions que de précédentes études sur cette promesse de la campagne conservatrice de 2011, conditionnelle à l’atteinte de l’équilibre budgétaire — ce qui ne saurait tarder.
Comme l’avait déjà conclu en 2011 l’Institut C.D. Howe, cette mesure fiscale ne profitera pas à la grande majorité des familles canadiennes — en fait, elle favoriserait les familles à revenu unique les plus riches du pays.
L’étude de l’Institut Broadbent analyse plus profondément les données disponibles, utilisant notamment une simulation informatique de Statistique Canada sur les revenus estimés des familles en 2015, l’année que pourrait être instaurée cette mesure.
Ce programme coûterait environ 3 milliards $ par années au Trésor canadien, mais environ 90 pour cent des ménages n’en tireraient aucun bénéfice, selon l’Institut Broadbent. Ce chiffre est légèrement supérieur aux estimations de C.D. Howe en 2011.
Plus surprenant encore: la grande disparité régionale de ceux à qui le programme profiterait le plus. Parmi les familles ayant des enfants à la maison — le principal groupe ciblé par les conservateurs —, celles résidant en Alberta profiteraient le plus du fractionnement des revenus. Elles économiseraient en moyenne 1359 $ en impôts, tandis que celles de la Saskatchewan en sauveraient 1070 $. Ces deux provinces, qui comptent 42 circonscriptions fédérales, ont élu 40 députés conservateurs en 2011.
Toujours au sein de cette catégorie, les familles de l’Île-du-Prince-Édouard paieraient 488 $ de moins en impôts, tandis que celles du Québec économiseraient 510 $. Les ménages ontariens et néo-brunswickois auraient respectivement 874 $ et 787 $ de plus dans leurs poches.
Pour expliquer cette disparité régionale, le directeur général de l’Institut Broadbent, Rick Smith, ne voit pas d’autres raisons que le choix des contribuables visés par le programme — les familles dont la femme demeure à la maison pour s’occuper des enfants. «Il y a moins de familles de ce type, mais il semble qu’il y en ait plus en Alberta qu’au Québec», a-t-il souligné.
En vertu de ce programme, les couples avec de jeunes enfants pourront fractionner jusqu’à 50 000 $ d’un des deux revenus pour économiser de l’impôt au sein du ménage, en ciblant des taux marginaux d’imposition moins élevés.
L’étude de l’Institut Broadbent indique que 90 pour cent des familles ne bénéficieraient pas de cette formule parce qu’elles n’ont pas d’enfant de moins de 18 ans, ou que les deux conjoints se retrouvent dans la même tranche d’imposition.
Pour qu’une famille en profite le plus, un des conjoints doit gagner 100 000 $ de plus que l’autre, et son revenu imposable doit dépasser 136 270 $, le plus haut taux marginal d’imposition. Les économies fiscales réalisées par les familles canadiennes ayant des enfants de moins de 18 ans sont estimées en moyenne à 841 $, mais 54 pour cent d’entre elles n’en tireraient aucun avantage.
Pour les 147 000 familles canadiennes dont un des conjoints a un revenu très élevé, l’économie s’élèverait à 7128 $.
«Si le gouvernement avait voulu élaborer une politique pour accroître les inégalités, il n’aurait pas fait mieux, s’est indigné M. Smith. Cette politique est une machine à créer de l’iniquité.»
L’ancien ministre fédéral des Finances Jim Flaherty avait semé la bisbille au sein du caucus conservateur, en février dernier, en mettant en doute la prudence d’utiliser le surplus budgétaire attendu l’an prochain pour le fractionnement des revenus, juste avant la tenue des élections générales. Son successeur, Joe Oliver, semble hésiter, l’appuyant mais laissant aussi la porte ouverte à des modifications. M. Kenney, lui, est l’un des ministres qui s’est prononcé publiquement contre l’avis du collègue Flaherty.
La mesure semble par ailleurs populaire, si on se fie aux sondages. Mais selon M. Smith, la majorité des Canadiens croient qu’ils en profiteront alors que ce ne sera sans doute pas le cas.
La directrice générale de l’Institut du mariage et de la famille Canada, Andrea Mrozek, croit que le fractionnement des revenus peut être instauré «de la bonne façon» afin qu’un plus grand nombre de familles puisse en profiter. «On peut regarder le système français, qui permet à un parent de diviser son revenu avec un enfant, ce qui lui permettrait de profiter du fractionnement.»
Selon l’étude de l’Institut Broadbent, cette modification aiderait un autre 20 pour cent des familles.
Jack Mintz, expert fiscal de l’Université de Calgary, reconnaît que l’iniquité est inévitable, mais qu’elle peut être atténuée par d’autres mesures — en haussant le crédit d’impôt pour les frais de garde des enfants, par exemple.
M. Smith croit qu’il existe de bien meilleures façons pour soulager les familles les plus en difficulté. Il propose d’augmenter la Prestation fiscale canadienne pour enfants pour les familles à bas revenus. Les auteurs de l’étude réalisée par l’Institut C.D. Howe avaient proposé une solution similaire.
«Nous ne serions pas si inquiets si (le fractionnement) ne coûtait pas aussi cher, a affirmé M. Smith. (Ce programme) coûterait au Trésor fédéral 3 milliards $ par année. En fait, nous parlons d’un transfert des richesses de neuf Canadiens sur 10 vers les mieux nantis.»