C’est une histoire de chiens, mais qui nous en dit beaucoup sur l’être humain. Sporadiquement, des soubresauts d’angoisse s’emparent de la société. Soudainement, on a l’impression qu’un vaste problème nous pendait au bout du nez depuis des années et qu’on a enfin réussi à mettre le doigt dessus. En sociologie, ce phénomène qui nous porte à désigner commodément un bouc-émissaire unique s’appelle «panique morale». Ici, le procédé est d’autant plus intéressant à analyser qu’il se révèle de manière décomplexée : après tout, il ne s’agit que de chiens.
Les pitbulls ont toujours été agressifs, mais ces jours-ci, ils le sont davantage. Un pitbull a tué une femme. Un pitbull a mangé la tête d’un chihuahua. Une femme a été attaquée par un pitbull à Sainte-Adèle. Une autre à Saint-Roch. Un pitbull a été dévoré par cinq pitbulls. Une attaque de pitbull envoie quatre femmes à l’hôpital. Le dernier incident se passe en Colombie-Britannique, et en temps normal, on n’en aurait pas eu vent ici. Mais le sujet est hot ces jours-ci, alors on l’ajoute à l’emballement médiatique.
Puis, au-delà du fait divers, la discussion a lieu. On se questionne sur la manière de légiférer pour éviter que ces drames arrivent. On nous montre des études, on nous fait part des chiffres. Les experts s’expriment. Des données et des opinions en apparence contradictoires sèment la confusion. Dès lors, le débat devient trop compliqué pour demeurer rationnel, et on se met, de part et d’autre, à s’obstiner à coup d’anecdotes. Moi, mon pitbull est gentil. Je connais des gens qui se sont fait défigurer, et c’était pas par un pitbull. Moi, avant, j’aimais ça, les pitbulls, jusqu’à ce qu’un pitbull mange mon chien. J’ai un ami vétérinaire et il dit que stigmatiser les pitbulls c’est pas raciste.
Au cœur du débat, le chien qu’on veut interdire est dépeint sans nuances comme un monstre agressif ou comme un gentil toutou. Puis, comme métaphore suprême de l’amalgame, un titre alarmiste sur les pitbulls atterrit en une
d’un quotidien montréalais, accompagné d’une photo de quatre joyeux carlins, qui n’ont en commun avec le pitbull que d’appartenir à la famille des molosses, n’ayant hérité de cette lignée qu’une gueule légèrement ingrate. Lira-t-on bientôt que tous les molosses ne sont pas agressifs, mais que tous les chiens agressifs sont des molosses?
Je ne sais pas si on peut parler de panique morale dans le cas des pitbulls. Encore faudrait-il que les chiens s’intéressent à l’éthique. Mais cette histoire a quelque chose en commun avec le phénomène de pointer du doigt un bouc émissaire unique et commode.
Les paniques morales ne portent généralement pas sur un système de valeurs toxiques et pourtant répandues, ce qui forcerait un examen de conscience trop approfondi pour une société engourdie par un semblant de confort, mais sur une cible précise et relativement simple à cerner. Les jeux vidéo, Marilyn Manson, l’homosexualité, l’alcool, les jeux de rôle médiévaux, la drogue, les Noirs, les musulmans, les communistes, les sorcières, etc.
Heureusement, dans le cas qui nous intéresse, il ne s’agit que de chiens.