Une société bien informée est une société en santé, capable de réflexion, de révolte, de remises en question. Mais si l’information n’est accessible qu’à ceux qui peuvent se l’offrir, que fait-on? Avec Daily Paywall, une œuvre controversée présentée à Montréal dans le cadre du festival d’art numérique Sight & Sound, l’artiste, hacker et activiste Paolo Cirio jette un regard critique sur le concept de «mur payant» utilisé par trois grands médias spécialisés en économie.
En 2014, Paolo Cirio s’est abonné à la version électronique du Wall Street Journal, de l’Economist et du Financial Times. Puis, pendant un an, il a piraté et stocké sur son serveur informatique tous les articles réservés aux abonnés publiés par ces trois médias. 60 000 en tout. Il a ensuite créé son propre site web pour les rendre à son tour accessibles à tout le monde, gratuitement. Prenez, lisez, apprenez.
Préoccupé par les questions d’éducation, d’accès à l’information et d’égalité, il a aussi proposé au public de payer les journalistes pour le travail qu’ils avaient accompli. Et, histoire de promouvoir l’analyse et la compréhension de l’actualité financière, il a également inclus un petit quiz à la fin de chaque article. Les participants intéressés pouvaient ainsi tester leur compréhension de ce qu’ils venaient de lire en échange d’un dollar.
En s’appropriant le concept du «mur payant» mis en œuvre par plusieurs médias, Paolo Cirio a momentanément transformé le modèle pay to read (payer pour lire) en paid to read (payé pour lire). Il a bien sûr été rapidement menacé de poursuites, décrié par plusieurs (notamment des journalistes) et applaudi par d’autres.
Mais l’artiste né à Turin et résidant à New York est habitué à de telles réactions. Après tout, il flirte souvent avec les limites de la légalité. (Pour une autre de ses œuvres, Loophole4All, il a rendu publics les noms de 200 000 entreprises enregistrées aux îles Caïmans. Il a ensuite offert à tous la chance de se procurer, pour 99 ¢, un certificat d’incorporation pour usurper l’identité d’une compagnie et pratiquer l’évasion fiscale.)
Avec le recul et force enthousiasme, Paolo Cirio décortique son Daily Paywall, une installation artistique que vous pouvez désormais voir en vrai, vite, au Eastern Bloc, centre d’exposition et de production sis dans le Mile-Ex, avant qu’elle ne s’envole pour Londres et Amsterdam.
Pour créer Daily Paywall, vous avez piraté et distribué les articles de l’Economist, du Wall Street Journal et du Financial Times. Avez-vous d’emblée arrêté votre choix sur ces trois médias spécialisés dans l’actualité économique et financière? Était-ce une évidence?
C’est sûr qu’il y en a plusieurs autres, notamment Barron’s, qui ciblent le même public que je qualifierais, en gros, d’aisé! (Rires) Mais ces trois-là sont les plus populaires, les plus internationaux et, selon moi, les plus problématiques! Leur mur payant est vraiment très dispendieux. Pourtant, l’information qu’ils offrent, elle, est très intéressante. C’est pour ça que je crois que tout le monde devrait y avoir accès.
«Quand le monde s’écroule, le journalisme se doit d’augmenter en qualité.»
– Paolo Cirio, artiste, hackeur et activiste
Voyez-vous tous les types de journalisme de la même façon? Avoir un mur payant, très payant, pour des publications culturelles, par exemple, aurait-il le même effet sur la population qu’un mur pour les nouvelles économiques, selon vous?
En fait, j’ai choisi de me limiter aux nouvelles économiques puisque beaucoup de gens ne les lisent tout simplement pas. Ils les trouvent trop difficiles à comprendre, inintéressantes. Pourtant, ces nouvelles sont capitales! Les gens devraient être motivés à y avoir accès, à les lire et à les comprendre. C’est pourquoi j’ai ajouté l’option de payer les lecteurs.
Au sujet de ces quiz que vous avez fait passer aux lecteurs, de quoi avaient l’air les résultats?
Eh bien, les questions des quiz étaient très faciles, mais il fallait quand même lire l’article. Les gens répondaient bien puisqu’ils recevaient des sous en échange, et certains d’entre eux voulaient les lire tous pour en gagner davantage. Vous savez, certaines personnes, avec 1 $, payent leur dîner… Ce que j’ai trouvé captivant, c’est qu’il y a des gens qui ont décidé de financer ce modèle. Ceux qui faisaient un don de 100 $ pouvaient ainsi faire en sorte que 100 personnes lisent un article donné.
Cette œuvre était-elle également une façon, pour vous, de confronter les médias qui disent que les murs payants sont un moyen de sauver des emplois en journalisme? Selon vous, ce serait une excuse?
Je pense que ça l’est. Particulièrement en ce qui a trait aux trois médias que j’ai ciblés. Ils récoltent beaucoup d’argent en pub parce que leurs lecteurs sont principalement des gens qui travaillent eux-mêmes en finance, qui ont un bon revenu. En comparaison, prenez The Guardian, au Royaume-Uni, qui est complètement gratuit et qui offre probablement le meilleur journalisme d’investigation au monde. Ou même le New York Times, qui a un mur payant peu dispendieux et au site duquel on peut accéder, en majeure partie, gratuitement. Ce que je tente de dire avec ce projet, c’est qu’il y a d’autres façons, pour faire fonctionner un journal, que faire payer les lecteurs pour accéder à des articles en ligne.
Avec cette œuvre, vous aviez rendu publics des milliers d’articles sur un site, dailypaywall.com. Mais vous aviez également distribué, à New York, 1000 exemplaires imprimés de journaux avec des articles sélectionnés. Était-ce un aspect crucial de votre œuvre?
Oui. C’est drôle, parce que plusieurs soutiennent que le papier n’est plus important. Mais cela dépend du style de vie des lecteurs. Si on prend par exemple New York, où il y a beaucoup de personnes sans-abri et de gens qui n’ont pas accès à l’internet facilement, offrir ces exemplaires imprimés, gratuitement, avait du sens! Pour moi, c’était important de travailler avec la distribution matérielle de l’information.
Vous parliez tout à l’heure du bon boulot d’investigation que fait le Guardian, par exemple. Vous croyez encore au journalisme non biaisé, de qualité, dans les médias de masse?
Oui, j’y crois. Bien sûr! Je ne veux pas faire de la philosophie à deux sous, mais c’est sûr qu’avec l’internet, nous sommes ensevelis sous une quantité gigantesque d’information. En même temps, nous avons aussi la possibilité de tout contre-vérifier et d’ajouter de l’information qui n’était pas accessible. Pensez à WikiLeaks, à Edward Snowden, aux Panama Papers. Ces événements sont arrivés un an après l’autre. Ils ont changé non seulement le concept du journalisme, mais également celui de la vérité! Je suis optimiste. Il y en aura de plus en plus.
Daily Paywall
Au Eastern Bloc (7240, rue Clark) jusqu’à dimanche