Culture

Dans les yeux de Serge Bouchard

Serge Bouchard

L’anthropologue Serge Bouchard médite sur notre monde en lui insufflant une grande dose de poésie – ce dont il a bien besoin par les temps qui courent – dans Les yeux tristes de mon camion.

Dans une trentaine de courts essais, l’auteur de 69 ans dépoussière des bribes d’histoire de l’Amérique, dénonce les ravages du capitalisme et ravive avec sa «mélancolie positive» des souvenirs de sa jeunesse, dont un road trip vers la Californie, où il se sentait plus proche de l’american trucker que des hippies de son âge.

Vous avez dit de ce livre qu’il est un manifeste politique, une déclaration d’amour. Comment le définissez-vous?
J’écris des livres d’anthropologie et de philosophie sur un mode littéraire et poétique. Ça finit par être un manifeste politique et une grande déclaration d’amour pour l’humanité, pour les gens. Je suis un anthropologue, donc je suis un humaniste. Je trouve un côté merveilleux chez l’être humain.

Même après l’élection de Donald Trump aux États-Unis?
Le dépit amoureux est d’autant plus terrible quand on voit l’humanité capable de faire un truc comme ça. C’est une relation amour-haine avec l’humanité. Mais le livre a plus d’amour et de joie qu’on pense. Souvent, les gens me disent: «Mon Dieu que vous êtes nostalgique». Ça m’étonne, parce que la nostalgie, pour moi, est quelque chose de très positif. C’est un moteur de création, une façon de voir le monde. Comme société post-moderne, on essaie de nier la temporalité, la durée. J’haïs quand on me dit: «Vous êtes toujours jeune M. Bouchard!».

Vous parlez de votre canne comme d’un «bâton de vieillesse». Qu’est-ce qui vous fait si bien accepter la vieillesse?
D’abord, je n’ai pas le choix. C’est toujours très inélégant de voir un vieux qui s’achète une Corvette et qui se teint les cheveux. La première loi est de reconnaître où on est rendu dans la chaîne de la vie. Ça ne changera pas avec les nouvelles technologies, la médecine ou en 2077. Je cultive le «savoir être vieux».

«J’ai beaucoup travaillé chez les Amérindiens et chez les camionneurs, et dans les deux cas, j’ai trouvé ces gens victimes de discrimination systématique.» -Serge Bouchard

En vous lisant, on sent votre profonde indignation à l’égard de plusieurs enjeux: l’environnement, l’économie, l’éducation… Ça vous met en colère que, malgré tout notre savoir, rien ne semble changer pour le mieux dans le monde?
C’est bien ça qui est frustrant. Je fais partie de la génération de mai 68, qui a cru que le monde pouvait changer et qu’on pouvait changer le monde. Ces 40-50 dernières années, on a observé une explosion des savoirs et du progrès, mais non seulement on fait du surplace, on régresse. L’humanité est incapable de nourrir, d’éduquer et de soigner tous ses enfants. Ça en dit long sur cette créature monstrueuse qu’est l’être humain. Au Québec, on a une des meilleures sociétés sur terre, pis encore là, c’est tout croche. (Rire) Mais ç’a l’air que c’est le mieux qu’on puisse faire. L’être humain n’est pas capable d’instaurer la justice sociale, et on n’a aucun modèle économique en vue. Quand j’étais jeune, les gens pensaient que c’était le communisme ou le socialisme. Mais c’est le capitalisme qui marche, et il marche bien parce qu’il fait de nous des consommateurs.

À ce sujet, vous avez écrit: «Il n’est personne de plus délinquant que celui qui n’achète pas à tout bout de champ.» Vous considérez-vous comme délinquant?
Oui, mais il reste que je vis dans ma société. J’ai une voiture que j’ai gardée pendant 13 ans, mais je vais devoir en racheter une. Je fais partie du système que je critique. J’écris toujours au «nous», parce que je m’inclus là-dedans. J’aurais voulu être délinquant, j’aurais été un ermite en forêt avec rien, mais c’est une délinquance théorique. La plus grande marge de délinquance qu’on a est la libre pensée. C’est ce que je recommande comme remède, de se servir de sa tête.

Vous êtes le chef fictif du Parti du loup, qui rêve de demander au ministre des Ressources naturelles: «Combien y a-t-il de loups dans la province de Québec?», sachant que la réponse serait: «Ce ne sont pas vos loups […] qui vont nous aider à produire un budget équilibré!» Êtes-vous cynique face à la politique?
Tout à fait. La politique, c’est de la gestion économique, c’est étroit et petit. Il y a des questions importantes et des questions pas importantes. Je pense qu’il faut aller dans le pas important pour s’apercevoir que c’est là qu’est la vérité. Avoir un ministère de la Beauté, une loi sur la protection des paysages, une loi sur le bonheur des animaux sauvages… Ça, ce serait une vraie charte des valeurs!

Votre livre est rempli de poésie, notamment sur des sujets en apparence banals, comme le baseball et les camions. Croyez-vous qu’on les sous-estime?
Bien sûr. Je suis anthropologue ethnographe de métier. Je valorise le détail de la vie, les petites affaires. Je donne une vie et du sens à tout. J’ai écrit un texte qui s’appelle Être un clou. J’ai essayé de réfléchir et d’écrire sur c’est quoi être un clou. Qu’est-ce que le clou représente dans la société des êtres humains? Il y a le clou pour la construction, le clou qui unit des planches, le clou qui a crucifié le Christ, le clou croche, le clou rouillé…

Vous en parlez et vos yeux s’illuminent!
Le texte commence par: «Être clou, c’est se faire planter». (Rires) J’ai une ontologie pour tout, ce qui fait que je suis très occupé dans mon imaginaire.

«Si tout devient merveilleux, vous avez une capacité de rebondissement terrible dans la vie!» -Serge Bouchard, à propos de la capacité d’émerveillement

«Je débusque les récits oubliés d’une Amérique dénigrée», écrivez-vous. Sentez-vous avoir le devoir de travailler pour les oubliés, que ce soit les camionneurs – ces «nomades modernes» – ou les héros méconnus de l’histoire?
Oui, et c’est pour ça que je me sens insulté quand des analystes politiques parlent de Donald Trump comme s’il avait parlé au nom d’une Amérique oubliée et en colère. Ce n’est pas du tout vrai. Donald Trump parle au nom des riches. C’est un manipulateur, un showman. Les oubliés dont je parle, ce sont les gens dont on parle peu et dont on s’occupe peu.

Vers la fin de votre livre, vous évoquez le préposé d’un CHSLD du futur qui ne comprendra rien à vos histoires. Sentez-vous que vous n’êtes plus écouté?
Je suis écouté, mais je sens de plus en plus que mon discours s’éloigne, qu’il ne sera plus une préoccupation. J’attache de l’importance à des choses et, des fois, en rencontrant des gens, je réalise que ça n’a pas l’air de les intéresser plus qu’il faut. Je me dis que je pourrais très bien me retrouver, si je vis assez vieux, à un point où personne ne comprendra plus ce que je raconte sur le métissage, les Amérindiens, l’histoire, parce que rien ne bouge.

Vous avez tout de même une bonne base de fidèles, on pourrait dire un fan club, qui admirent votre travail…
(Rire) Oui, j’ai un fan club! Mes écrits sont étudiés aussi dans les cégeps, les clubs de lecture… Et j’ai un fan club de 7 à 77 ans! Bien sûr, ça me rassure. C’est ce qui me nourrit, et c’est ce qui me fait continuer à écrire et à publier.

Élection de Trump: «Ça en dit long sur l’état de l’humanité»

Rencontré deux jours après l’élection de Donald Trump comme 45e président des États-Unis, Serge Bouchard n’a pas mâché ses mots envers ce dernier et ses électeurs. «C’est impossible qu’il existe, c’est inacceptable qu’il existe, c’est impensable qu’il existe, mais il existe. Et non seulement il existe, mais il est président des États-Unis d’Amérique! C’est un échec retentissant de l’humanité. C’est la faillite de l’éducation, de la pensée critique, du jugement… Regardons nous. Ce sont des humains qui l’ont élu! Ça en dit long sur l’état de l’humanité.»

Les yeux tristes de mon camion
Éditions Boréal

Serge Bouchard sera au stand 405 du Salon du livre de Montréal vendredi de 17h à 18h, samedi de 14h à 15h, et dimanche de 14h30 à 15h30

 

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