Tout commence par un courriel. Un titre de courriel, en fait. John B. McLemore virgule (elle est importante, la virgule) vit à SHIT TOWN (majuscules) virgule (encore une) Alabama. Dans cette ville dite de merde, il y a eu un meurtre. Peut-être un meurtre. Rapporté par le messager. John B., donc. Un horloger qui ne se sent pas à sa place, qui prend soin de sa mère malade, qui prend soin, aussi, de son labyrinthe. Un vrai labyrinthe, en gazon, qu’on dirait tout droit sorti d’un film de Tim Burton. Mais autant dans les méandres de cette gigantesque construction l’homme se retrouve, autant dans cette ville, cette saprée ville, il est perdu. Complètement perdu. Pourtant, il dit connaître le chemin, celui de la sortie. Souhaite-t-il réellement le prendre? Et peut-il réellement le faire?
«Quelque chose est arrivé. Quelque chose est assurément arrivé. Il y a trop de magouilles par ici pour que ce ne soit pas le cas. J’en ai assez de cette ville de merde.»
La voix est teintée d’un accent du sud des États-Unis. Teintée, aussi, de ce découragement propre à ceux qui semblent avoir abdiqué. Teintée, quand même, de la conviction de ceux qui gardent espoir, de ceux qui luttent, même si les forces poussent contre les leurs, de forces.
Ladite voix, c’est celle de John B. McLemore. Habitant de ladite ville de merde. Qu’il qualifiera tour à tour de «pathétique», de «petite». De «nulle».
Celle de l’homme qui reçoit ces confessions est douce. Parfois légèrement polie-épuisée. La voix d’un journaliste new-yorkais patient, intéressé. À l’écouter, on imagine un reporter classe, un monsieur en complet et en souliers cirés. À le voir, on découvre un barbu à la dégaine sympa, au sourire avenant. Air d’un gars avec qui on irait prendre une bière.
Brian Reed, l’homme auquel appartient l’air et le timbre, a étudié en théâtre. De là peut-être sa manière de raconter-bercer. De voguer entre les événements, de lien en lien, de donnez-moi la main, allez, que je vous fasse traverser ce pont poétique, et faire une pause le temps d’aspirer une métaphore, allez.
C’est alors qu’il était stagiaire à This American Life, baladodiffusion réputée animée par Ira Glass, que le jeune journaliste est tombé sur le courrier d’un lecteur. Un certain John B. prévenait que, dans son «bled pourri», un meurtre avait été commis. Et ignoré des autorités. Brian, lui, a choisi de ne pas le faire. De ne pas l’ignorer. Tu m’en parles, John?
De cette question est né S-Town. Un podcast composé de sept épisodes de près d’une heure. Rendus accessibles en mars dernier gratuitement, en ligne, d’un coup.
À notre coup de fil, Brian, lui, répond de la même voix patiente, en marquant les mêmes arrêts qu’en ondes. Avec le nombre d’heures qu’il a passées au téléphone à discuter, il est habitué. C’est que son personnage principal, John B., est un de ces énergumènes qui croient que le temps, il faut le prendre. Un marginal qui, aux textos, préfère les courriels-fleuves. Et les appels de la durée de L’Iliade et de L’Odyssée réunies. Et si, une fois terminée, on recommençait l’histoire dès le début? Je crois avoir omis quelques détails.
Ce savant (fou?), qui s’inquiète de la fonte des glaciers jusqu’à en faire de l’insomnie, qui descend des tums aux cerises, qui discute ou plutôt soliloque, prend sous son aile ses voisins les plus désespérés. «Irrécupérables», diraient certains en levant le nez. Aptes à sauver? À aider, plutôt. À aider.
Il a maintes fois été souligné qu’avec ce podcast, Brian Reed braquait le projecteur sur «les gens ordinaires». Pourtant, «les gens ordinaires», ce n’est pas forcément une expression positive qui plaît. Vrai, concède-t-il. «Je sens que j’ai donné une voix à CES gens. Qui ne représentent pas un ensemble en particulier. Ce sont des individus uniques, complets, entiers.» De la même façon, son histoire raconte «celle de John B. McLemore, celle de ses amis, celle de toute cette bande».
Le moment où on tombe sous le charme du théâtral bonhomme à la tête de la bande en question? Lorsque, au cours de sa première discussion avec l’animateur, encore sur ses gardes, il lance : «Vous vous demandez sûrement pourquoi je ne quitte pas ce trou. Pour quelle raison. Eh bien. Il y a des gens à Falloujah ou à Beyrouth en ce moment précis auxquels on pourrait poser la même question. Pourquoi diantre ne sacres-tu pas ton camp de Falloujah ou de Beyrouth, Hassan? Et Hassan répond qu’il ne sait pas. Il s’est probablement construit un labyrinthe en sable et sa mère mourante n’arrive pas à décider quel foulard elle portera ce jour-là, et il doit l’aider, et elle a mal, et il se dit que peut-être qu’un jour ça ira mieux. Alors qu’il sait très bien, au fond de lui, que ça n’ira pas mieux du tout.» Pourtant, il reste. Malgré tout, il reste. «C’est un de mes moments favoris, remarque Brian. Ça encapsule tout le talent de John pour les images, les mots. Tout son flair pour le drame.»
Dans le même ordre, il affirme être coincé dans un «clusterfuck of sorrow». Expression difficilement traduisible. Un putain de merdier de chagrin.
Au fil de son enquête, Brian Reed affirme y avoir été coincé aussi. Dans ce putain de merdier. «J’ai vécu des moments difficiles, désagréables, qui me dépassaient, se souvient-il. Mais avec le recul, je me rends compte que c’était un défi, un honneur.» Car son journalisme est approfondi et humain. Tout sauf précipité. Du point de vue de plusieurs, l’enquête aurait pu prendre fin abruptement. Et il n’y en aurait jamais eu, d’émission. Mais là où tout finit, n’est-ce pas souvent là où tout commence?
Naviguant entre les mensonges, les ouï-dire, les mesquineries et les contradictions, Brian en a tiré une méditation sur le temps, sur ce qu’on choisit d’en faire. Sur l’amour, aussi, que les autres vivent, dont on rêve, dont on est privé. «Cet amour dont j’entendais parler dans les chansons country qui jouaient à la radio pendant que je traversais l’Alabama, raconte Brian. L’amour-fleuve-Mississippi. L’amour-Tom-Petty. L’amour-toute-la-nuit.»
Et cette conclusion : ces choses que nous détestons le plus au monde, ces comportements qui nous dégoûtent, eh bien, parfois, ils font partie de nous. Et c’est pour cette raison, précisément, qu’ils nous révulsent.
Pour arriver à ce constat global, le reporter aura eu besoin de 3 ans, de «10 à 12 voyages» à Woodstock, Alabama (c’est là, Shit Town), et de «moult moments où il s’est dit que c’était nul». Moult moments où il s’est désolé de la façon dont tout le monde agissait, se méfiait. «C’était si déplaisant!»
Ce qui l’a poussé à continuer? La philosophie générale de ces gens. Ou plutôt, rectifie Brian, «leur façon de traverser le quotidien». En disant tant pis. Fuck it. «Fuck it parce que la vie sera difficile et injuste peu importe ce que l’on fait.»
«J’admire cette posture. C’est une bonne façon d’enrayer l’anxiété. D’affronter les épreuves. Au diable! Et je dois dire qu’en tant que journaliste, c’était amusant de travailler dans ce monde.»
Un monde où «John B. a habité toute sa vie. Comme sa mère, comme son père, comme son grand-père.» Un monde où, quand il était jeune, «les garçons s’intéressaient aux filles et à la chasse à l’orignal». Lui? «Aux cadrans solaires, à la géométrie, à la musique new wave, aux changements climatiques et à la façon de résoudre un cube Rubik.»
Vous comprenez : à ce à quoi personne ne prêtait la moindre attention, le moindre intérêt. Maximum peut-être, un sourcil levé.
Coproduite par Julie Snyder (homonyme), la balado s’est intéressée à tous ces détails. Au bonheur que John B. n’a peut-être jamais connu. À «ces barrières qu’il se mettait», selon Brian. Tout comme «à ces éléments extérieurs, hors de son contrôle, qui l’empêchaient d’être heureux. Il aurait pu changer son attitude, il aurait pu aller chercher de l’aide.» Mais il ne faut pas oublier, ajoute-t-il, qu’à la loterie de la naissance, il a pigé «les pires cartes».
Sa carte de sortie, peut-être, aura été de se confier au journaliste. Et de se plonger, depuis l’enfance, dans la littérature, les nouvelles de Maupassant. D’y trouver un refuge. Interrogé par Brian, un de ses amis remarque que, par exemple, le film de 2005 réalisé par Ang Lee mettant en vedette Jake Gyllenhaal et Heath Ledger l’a tant marqué que dans sa vie comme dans celle de John B., il y a eu un «avant et un après Brokeback Mountain».
Brian Reed espère-t-il qu’on comptera les événements de la même façon en ce qui concerne S-Town? «En fait, c’est de cela que parle ce podcast. De ces moments où une œuvre d’art, une histoire, transforme quelqu’un. Sa façon de voir le monde. C’est pour ça qu’on crée. Pour faire en sorte que les gens se sentent moins seuls. Pour leur permettre de rassembler les parcelles de leur existence.»
S-Town
Sept épisodes disponibles pour écoute