Depuis qu’il a remporté le prestigieux Prix Polaris, Jeremy Dutcher «dort moins» et «passe plus de temps dans des avions», dit-il. Surtout, il a donné une vitrine sans précédent aux artistes autochtones et aux gens de Wolastoqiyik, sa communauté au Nouveau-Brunswick.
Avant même qu’on lui pose une question, le ténor de 28 ans nous demande où on se trouve.
«Montréal? Ah, c’est super, j’ai fait plusieurs spectacles à Montréal. Avant-hier soir, c’était mon premier à Québec. Ça s’est super bien passé! Mon français est… comment dire… euh… rouillé! (Rires) Mais j’ai été en mesure de parler un peu en français au public. La plupart des artistes anglophones disent seulement “Bonjour” et “Merci”, je voulais en offrir un peu plus.»
Lui, on le joint à Ottawa, où il se produisait la veille. Jeudi, il sera de retour dans la métropole pour un premier spectacle depuis qu’il a remporté le Prix Polaris, qui récompense le Meilleur album canadien de l’année.
Wolastoqiyik Lintuwakonawa est unique en son genre. Jeremy Dutcher y combine sa voix à celles de ses ancêtres (captées par un anthropologue il y a plus de 100 ans) dans des orchestrations alliant habilement musique classique, opéra, pop et électro.
À quoi peut-on s’attendre de votre spectacle?
Je vais rejouer au Gesù, qui est tellement une belle salle. Cette fois, j’y serai avec un groupe, donc ce sera complètement différent. Habituellement, je fais mes spectacles en solo au piano. Ce n’est que récemment que j’ai rassemblé quelques amis, de bons musiciens : un percussionniste, un claviériste et un violoniste. Ça permet de créer un univers sonore plus près de celui de l’album. On ne peut pas en faire autant avec seulement 88 touches!
Vous avez remporté le Prix Polaris il y a près de deux mois. Avec le recul, qu’est-ce que cette distinction a changé dans votre vie?
Beaucoup de choses, définitivement. Plusieurs projets intéressants m’arrivent depuis. Je ne connaissais pas trop le Prix Polaris quand j’ai commencé à faire mon album. Quand j’ai été en nomination, je me suis renseigné. C’est un immense honneur, car ce n’est pas basé sur les ventes ou le succès populaire, mais sur le mérite artistique.
Avez-vous élargi votre public grâce à ce prix?
Oui. Pour plusieurs personnes, je sors de nulle part, ce qui est drôle et excitant! Mais au bout du compte, il y a une raison pour laquelle je chante seulement dans ma langue. C’est pour affirmer à qui s’adresse mon travail : aux gens de ma petite communauté au Nouveau-Brunswick.
«Pendant longtemps, nos histoires ont été tues. Je sens une responsabilité et une urgence à les partager.» – Jeremy Dutcher, musicien
Est-ce que le Polaris a changé quelque chose pour eux?
Je pense qu’il y a un nouvel intérêt pour ce qui se passe chez nous. Tant de gens travaillent pour préserver notre langue, nos histoires, nos danses… Tous ces projets culturels n’avaient pas autant d’attention. Maintenant, j’espère
qu’ils seront mis en lumière.
Dans votre discours de remerciement, vous avec dit que le Canada est au cœur d’une renaissance autochtone. Ces propos ont résonné très fort, notamment auprès d’autres artistes autochtones. Pensiez-vous que vous auriez un tel impact?
Non, absolument pas! Je n’avais même pas prévu dire ça dans mon discours. C’est un peu sorti tout seul. C’est fou comment quelque chose d’accidentel peut avoir un grand impact. Pourtant, je n’ai fait que nommer quelque chose qui existe déjà.
Durant ce même discours, vous avez déclaré : «Canada, es-tu prêt à entendre la vérité?» De quelle vérité parliez-vous? Est-on prêts à l’entendre?
La Commission de vérité et de réconciliation a mis de l’avant plusieurs réalités qui existent encore et que de nombreux Canadiens ne connaissaient même pas. Ce n’est pas leur faute, car elles ont été cachées. Maintenant qu’elles sont partagées, il n’y a plus d’excuse de ne pas savoir. Sois tu connais la vérité, sois tu choisis de l’ignorer. Ça paraît intransigeant, mais on ne peut plus passer comme ça sur une génération entière d’enfants qui ont été arrachés à leur famille et endoctrinés. Je vois beaucoup d’artistes autochtones aborder ces enjeux, mais où sont les artistes non autochtones à le faire? Ça les concerne aussi.
Sentez-vous une obligation de parler de ces enjeux parce que, justement, vous êtes autochtone?
Cette pression vient de l’extérieur. Chaque fois que je donne une entrevue, on me parle de réconciliation. Mais je n’ai rien à réconcilier : je connais mon histoire, je sais d’où je viens, je parle ma langue… La vraie réconciliation doit venir des Canadiens allochtones. Un dialogue doit avoir lieu.
Comment la musique et l’art en général peuvent-ils contribuer à ce dialogue?
C’est tout ce que nous avons pour créer du changement. La musique a le pouvoir de toucher les gens au-delà de leurs allégeances politiques et de leurs préjugés. Ça nous connecte plus profondément. Avec la musique, j’espère être un catalyseur de changement social.