La dramaturge Gabrielle Lessard nous amène à l’ombre de la grande tour brune de Radio-Canada dans Ici, création qui s’intéresse à notre rapport à la société d’État et au quartier qui l’entoure.
Fébrile et pleine de vie, la jeune femme nous prévient en début d’entrevue : son sujet est extrêmement vaste, avec des «ramifications à l’infini», et elle risque fort de s’emballer et de s’éparpiller.
Elle fera donc de son mieux pour nous (l’auteur de ces lignes et les spectateurs de la pièce) garder sur le bon chemin qui s’est créé dans son univers mental foisonnant, un chemin plein d’«amour et d’émerveillement» pour Radio-Canada.
«Je pourrais travailler à ce show encore cinq ans, avoue Gabrielle Lessard avec un mélange d’humour et d’exaspération. Chaque fois que je relisais mes notes, je partais sur une autre piste. La façon de m’en sortir a été de me demander pourquoi je voulais faire ce show-là en partant : parce que Radio-Canada, j’y tiens tellement.»
Ici est pourtant né d’une indignation : celle créée par l’annonce du déménagement prochain du diffuseur public dans de nouveaux locaux (à quelques mètres des anciens), une cinquantaine d’années seulement après qu’on eut rasé un quartier complet, le Faubourg à m’lasse, pour construire la grande tour.
«Tu ne peux pas sacrer 5000 personnes à la porte, puis après dire que ce n’est plus bon, explique-t-elle avec conviction. J’étais outrée. Mais plus tu te renseignes, plus tu comprends à quel point c’est complexe et nuancé. C’est rattaché à une histoire d’urbanisme, de télécommunications, mais aussi à notre investissement comme citoyens et consommateurs.»
«Il y a beaucoup d’amour pour Radio-Canada dans ce spectacle, un amour que j’ai redécouvert en faisant ma recherche. On y trouve encore de la qualité et la possibilité de traiter des sujets de fond.» -Gabrielle Lessard, créatrice d’Ici
«C’est un bijou, Radio-Canada. C’est un diffuseur public et ce n’est pas tous les pays qui en ont un. Et nous, on laisse aller ça. Je ne veux pas culpabiliser les gens, mais je veux qu’on comprenne la complexité derrière ça.»
Loin du docuthéâtre à la J’aime Hydro, d’après les mots de sa créatrice, la pièce est tout de même basée sur une vaste recherche documentaire et historique.
Elle se colle au parcours de trois personnages fictifs, mais représentatifs de l’évolution du quartier : une ouvrière au temps de l’industrialisation (Anne Trudel), un enfant des effervescentes années 1960 (Sébastien René) au moment de l’érection de la tour et, à l’époque actuelle, une aspirante comédienne qui voudrait percer à la télévision de Radio-Canada (Catherine Paquin-Béchard).
«J’ai décidé de passer par des personnages humains pour raconter l’histoire de Radio-Can’. Ce n’est pas un documentaire, même si c’est extrêmement documenté. Il y a juste assez d’information pour qu’on en ressorte avec l’envie d’en savoir plus. J’ai fait des amalgames pour avoir des personnages touffus, intéressants, qui dénotent une réalité d’époque et qui sont basés sur des faits réels.»
Un travail en amont pour mieux comprendre ce qu’a été Radio-Canada et ce qu’il n’est plus aujourd’hui.
«L’histoire de Radio-Canada suit celle du Québec et du Canada. Les possibilités infinies, l’émancipation, mais aussi le repli derrière une logique marchande dans lequel on se sent impuissant», explique celle qui s’est adjoint les services d’Antonin Gougeon à la conception visuelle et sonore et ceux de Cédric Delorme-Bouchard à la lumière et à la scénographie.
«Radio-Canada a connu une ascension spectaculaire, surtout dans les années 1960-1970. C’était le troisième lieu de production télévisuel du monde après New York et Hollywood. Ç’a pris des proportions extraordinaires, ç’a été un vecteur d’émancipation et d’éducation. Tout cela a été grugé en tombant dans le piège de la compétition et des cotes d’écoute.»
Radio-Canada est aussi intimement lié au quartier qui entoure sa Maison. La présentation d’Ici à Espace libre, en plein cœur du Centre-Sud, est donc logique, d’autant plus que la vocation citoyenne du théâtre fonctionnait à merveille avec la démarche artistique de Gabrielle Lessard.
«J’aurais pu faire le show ailleurs, mais ça aurait été différent. J’aurais moins pris la tangente historique, plus celle radio-canadocentriste. Je pense que ç’aurait été moins intéressant. Alors que là, j’étais dans le quartier et j’avais l’aide des intervenants du quartier et du comité spectateurs d’Espace libre. C’est un théâtre qui appartient véritablement au quartier.»
Un quartier qui a été fortement marqué par les expropriations des années 1960 (plus de 600 familles ont alors perdu leur logement), mais qui pourtant demeure très attaché à ce symbole
pancanadien.
Par un heureux hasard, les premières représentations d’Ici coïncideront avec le Forum citoyen de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) sur l’avenir du secteur des Faubourgs.
«La blessure créée par l’arrivée de Radio-Canada a fait émerger une forme de conscience dans le quartier, estime Gabrielle Lessard. Le milieu communautaire s’est dit : plus jamais. C’est ce qui a subsisté du Faubourg à m’lasse. On a réagi, on s’est ajusté et on a dit : plus jamais. Lorsque récemment les patrons ont songé à déménager au centre-ville, le quartier s’est levé et a dit : vous êtes venus, vous restez. On s’est attaché, on l’aime la tour.»
Un bijou menacé?
Gabrielle Lessard s’inquiète fortement de la survie à long temps du diffuseur public canadien en ces temps difficiles pour les médias.
«Ce n’est pas qu’on n’aime pas Radio-Canada, mais on le tient un peu pour acquis. Pourtant, ça pourrait ne plus exister dans un avenir proche. Au fédéral, on rêve de le fermer, les parts de marché au Canada anglais sont désastreuses, alors qu’au Québec, c’est très montréalo-centriste, estime celle qui est aussi comédienne. Comment trouver ta place comme diffuseur public dans une société saturée d’information? Faut-il redevenir une niche? Mais alors, comment justifier l’investissement de centaines de millions de dollars là-dedans?»