Culture

Jordan Tannahill: intime et politique

Jordan Tannahill

Blâmons les deux solitudes si le nom de Jordan Tannahill n’est pas encore connu au Québec. En effet, dans le rest of Canada, l’artiste multidisciplinaire de 31 ans a l’enviable réputation de jeune prodige. En plus d’avoir connu le succès avec sa galerie Videofag à Toronto, c’est le plus jeune dramaturge à avoir reçu deux fois le prix littéraire du Gouverneur général. Les francophones peuvent enfin découvrir l’étendue de son talent: la traduction de son premier roman, Liminal, paraît cette semaine.

«Qui correspond au seuil de perception, qui est à peine perceptible.» Voilà la définition de «liminal», mot bilingue qui résume on ne peut mieux l’essence de cette œuvre d’autofiction (traduite par Mélissa Verreault), qui réfléchit aux frontières poreuses entre des dichotomies fondamentales: la vie et la mort, le corps et l’âme, la douleur et le plaisir, l’intime et le politique.

Cette exploration métaphysique de notre rapport au corps et à l’existence – éclairée tant par des anecdotes du quotidien et des souvenirs personnels de Jordan, le narrateur, que par divers écrits à teneur scientifique, historique et philosophique – prend place en un seul et même lieu, en un seul et même instant: la fraction de seconde où, dans le cadre de porte de la chambre de sa mère malade, Jordan ne peut déterminer si la forme qu’il devine sous les draps est en vie ou non.

C’est justement chez sa mère, à Ottawa, que Métro a joint Jordan Tannahill, qui vit désormais à Londres, au Royaume-Uni.

Ça tombe bien que vous soyez à Ottawa pour cet entretien, puisqu’une bonne partie de votre roman s’y déroule. Quelle influence la capitale a-t-elle eue sur votre processus créatif?

En effet, ça tombe bien. (Rires) J’ai grandi en banlieue d’Ottawa et ce paysage est toujours très présent dans mes œuvres. Et puis, Ottawa est une ville où les gens sont relativement éduqués. Enfant, j’étais entouré de livres, j’écoutais des conversations sur la politique et je fréquentais les musées, comme le Musée des beaux-arts du Canada, ce qui a été un avantage.

Liminal a été publié dans sa version originale il y a plus d’un an. Comment appréhendez-vous le fait qu’un nouveau public s’apprête à le découvrir?

C’est très excitant, car ce livre s’inscrit dans la tradition française de l’autofiction. Je suis profondément inspiré par les pionniers de ce genre, notamment Jean Genest et Marguerite Duras. Je suis fasciné par la capacité de ces auteurs à être dans le personnel et l’introspectif tout en incorporant des théories complexes à saveur philosophique, culturelle ou même anthropologique. Ces livres qu’on pourrait qualifier d’hybrides, à la fois mémoires, romans et essais, s’inscrivent dans une magnifique tradition.

Votre roman aborde plusieurs concepts tous plus captivants les uns que les autres, dont la notion d’entre-deux, de liminal, justement. Cela vous fascine-t-il?

Je suis très fasciné par le corps. Il continue d’être une de mes grandes sources d’inspiration, notamment par la façon dont sa capacité au plaisir est régie. Je pense que, pour comprendre ce que c’est d’exister, nous cherchons à transcender nos corps. On les pousse à l’extrême et on teste leurs limites, que ce soit par l’usage de drogues ou en leur infligeant de la douleur.

Toute la division entre corps et âme m’intéresse aussi. Étant donné que ma mère vit avec un diagnostic de maladie incurable, l’idée de sa mortalité m’a mené à réfléchir à ce que c’est d’être une personne, mais aussi d’être un corps. Où se situe la ligne entre les deux? Cette réflexion vient à un moment dans ma vie où je fais face à la mortalité tout en étant un jeune homme queer qui explore sa sexualité. D’une certaine façon, des pulsions de vie et de mort s’affrontent dans ce livre.

On sent que votre écriture a été nourrie par des heures et des heures de recherche. À la fin du livre, vous partagez même une imposante liste de références. Au point où vous auriez pu écrire une thèse…

(Rires) Oui, j’ai eu beaucoup de plaisir à plonger dans plusieurs textes d’époque. J’ai passé des mois à lire sur ces sujets, et ces idées mijotaient dans mon esprit depuis des années. Écrire ce livre a été pour moi un exercice de réflexion tant philosophique qu’introspectif.

Vous abordez la relation entre le corps et l’esprit sous divers angles: les tabous, la sexualité, la mort, la science, les rituels, la religion… Était-ce pour vous une quête personnelle?

Oui, j’ai creusé dans ma propre relation avec ces questions. Je mentionne dans le livre l’idée selon laquelle il y a deux écoles de pensée qui s’affrontent et qui gouvernent le monde depuis des millénaires. La première est qu’il y a une vie après la mort, que toutes les actions qu’on pose auront un impact dans l’au-delà. L’autre est qu’on vit ici et maintenant, dans le monde matériel de la nature et de notre corps. J’ai l’impression que je suis dans ce deuxième paradigme, que tout ce qui est queer y appartient aussi. Cette façon de penser a été opprimée à l’époque où la religion régissait la société. Je trouve intéressant que cette division existe au sein de ma famille, et je crois qu’elle peut même exister à l’intérieur d’une seule personne en raison de notre héritage judéo-chrétien.

«Ça aurait pu finir en une série d’essais personnels à propos du corps ou sur le fait d’être queer. Puis, au fur et à mesure, une trame narrative s’est formée et ces réflexions se sont intégrées autour de ma mère comme élément central du récit. J’ai alors compris que c’était un roman.» – Jordan Tannahill, auteur, qui a su tard dans son processus créatif que Liminal serait un roman.

Quelques passages du roman sont très sombres. Vous faites notamment référence à l’assassinat sordide de Jun Lin et aux attentats de Nice en 2016. Comment ces tragédies ont-elles alimenté votre réflexion?

Hum… Nous avons la capacité de faire de grands gestes, mais nous avons aussi une grande force de destruction. L’instinct de mort est très présent dans le livre, il est toujours dans l’ombre de l’instinct de vie. Comme j’ai écrit le roman récemment, j’y fais mention de Donald Trump, du Brexit et de la montée des mouvements fascistes en Occident. Historiquement, ces pensées ont mené à des gestes où les corps ont été traités comme des objets. C’est une des questions soulevées dans le livre : quand le corps est-il objet et quand est-il sujet?

Du début à la fin, le narrateur s’adresse à sa mère. Vous dédiez d’ailleurs Liminal à la vôtre. Quelle importance la figure maternelle a-t-elle à vos yeux?

J’ai une relation très profonde et proche avec ma mère. Elle ressemble à la mère dans le livre, sauf qu’elle est peut-être un peu plus douce et gentille dans la vraie vie. (Rires) De façon générale, je pense que beaucoup d’hommes gais sont très près de leurs mères, et en filigrane, le livre explore ces relations.

Qu’avez-vous aimé dans le procédé d’autofiction, qui joue avec les limites entre la réalité et la fiction?

Je crois qu’on vit présentement un âge d’or de l’autofiction. Et justement, j’adore ce liminal entre la fiction et la réalité. (Rires) Puiser avec acuité dans les détails de ma vie donne du réalisme au récit, et les outils de fiction me permettent de le structurer. J’adore comment l’autofiction en roman permet de creuser une psyché plus que toute autre forme d’art. Ça peut être profondément intime. C’est palpitant!

Vous avez mentionné le caractère queer de votre roman. Comment percevez-vous cette étiquette?

Je l’accepte fièrement. Je pense que tout ce que j’écris – même quand mes personnages sont hétérosexuels – est de la littérature queer, car je vois le monde à travers ce filtre. 

La biographie accompagnant la version française de Liminal vous décrit comme l’«enfant terrible du théâtre canadien». Que pensez-vous de cette description?

C’est flatteur. (Rires) Je trouve ça super. Je me sens chanceux d’avoir pu travailler en théâtre dès un très jeune âge, et je crois que mon travail [au Videofag] à Toronto était queer, expérimental et peut-être intentionnellement provocateur. C’est une belle expression en français, donc je suis honoré d’y être associé mais, maintenant que j’ai atteint la trentaine, je ne sais pas si «enfant» s’applique toujours! (Rires)


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