Culture

Basquiat, artiste défenseur des communautés afro-américaines

John Harbour, Université Laval - La Conversation

L’exposition À plein volume : Basquiat et la musique présentée actuellement au Musée des beaux-arts de Montréal, démontre que l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, que l’on associe habituellement à la peinture, convoque plusieurs autres médias : la musique — thème principal de cette exposition-, la littérature, la bande dessinée, le cinéma et… l’animation, un volet nettement moins connu de son travail.

Basquiat est né à New York en 1960, d’un père haïtien et d’une mère d’origine portoricaine. Vers la fin des années 1970, il dessine en collaboration avec Al Diaz des graffitis énigmatiques sous le pseudonyme SAMO. Rapidement, l’artiste se fait connaître dans le milieu de l’art new-yorkais (il se lie d’amitié notamment avec Andy Warhol et fréquente Madonna). Il réalise alors des œuvres picturales en solo et obtient une renommée internationale sans cesse grandissante jusqu’à son décès, en 1988.

À l’heure du mouvement Black Lives Matter, l’œuvre de Jean-Michel Basquiat est plus pertinente que jamais. Elle met en lumière les inégalités raciales et le manque de représentation dans les médias des personnes racisées, mais aussi les violences subies par les Afro-Américains.

C’est ce que je me propose d’explorer dans cet article. Doctorant en littérature et arts de la scène et de l’écran, mes recherches portent notamment sur les interactions entre le cinéma d’animation et les arts visuels (bande dessinée, peinture) ainsi que sur le cartoon américain.

Amour/haine pour le cartoon

Enfant, Basquiat rêvait de devenir animateur pour le cinéma d’animation. Une fois devenu peintre, la télévision était toujours allumée dans son atelier, diffusant régulièrement des dessins animés. Ces émissions et films ont été une grande source d’inspiration pour l’artiste. En effet, il a intégré dans ses tableaux plusieurs références à l’animation ou encore, à la bande dessinée.

L’une de ces œuvres que l’on peut contempler dans l’exposition du MBAM s’appelle Toxic (1984). Le tableau représente un homme noir, les bras en l’air, avec en arrière-plan un collage mentionnant plusieurs titres de courts métrages d’animation réalisés entre 1938 et 1948.

Le personnage est en fait un ami de Basquiat, l’artiste Torrick « Toxic » Ablack. Le titre du tableau lui ferait donc référence. Cependant, sachant que Basquiat jouait avec les mots et leurs sens, « Toxic » pourrait en fait vouloir désigner la relation qu’il entretient avec les films d’animation qui sont mentionnés derrière le personnage.

Pourrait-on dire que ces films sont considérés toxiques par Jean-Michel Basquiat, malgré l’admiration qu’il leur porte ? En fait, je crois qu’une certaine dualité s’installe dans ce tableau : l’artiste aime le cartoon, mais il le déteste en même temps. Selon le dictionnaire Le Petit Robert, le mot « toxique » peut signifier « nuisible » (de manière sournoise). Le terme « sournois » sous-entend donc que l’élément toxique (le cartoon dans ce cas-ci) est dangereux sans que l’on s’en aperçoive.

L’oeuvre “Toxic”, de Jean-Michel Basquiat, à droite sur la photo, s’inspire du cartoon américain et dénonce la violence de la société américaine. À l’heure du mouvement Black Lives Matter, l’œuvre de Basquiat est plus pertinente que jamais. (MBAM)

La violence des cartoons

Le cartoon est souvent associé à l’enfance, au plaisir, à l’excentricité.

Il s’agit d’un univers où tout est possible : dans Gorilla My Dreams, réalisé par Robert McKimson en 1948, par exemple, le lapin Bugs Bunny parle, se déguise en bébé et imite un singe. Plutôt innocent. Cependant, le dessin animé peut aussi représenter de façon bien sournoise le pire de l’humanité par la violence inouïe qu’il contient : les personnages se pourchassent, se chassent, se frappent, se découpent, se tuent, puis recommencent. https://www.youtube.com/embed/G-fpqSdSnD0?wmode=transparent&start=0 Robert McKimson, Gorilla My Dreams, Warner Bros., 1948.

Ainsi, dans Porky’s Hare Hunt, film réalisé par Ben Hardaway en 1938 et cité dans Toxic, le personnage de Porky est blessé par de la dynamite, se fait maltraiter alors même qu’il est dans son lit d’hôpital et tente d’abattre un lapin. Basquiat, qui consomme des cartoons tous les jours à la télévision, sait qu’ils sont le reflet de la société américaine du XXe siècle.

Il s’agit d’une interprétation qui pourrait être soutenue par le titre d’un autre de ses tableaux reprenant lui aussi une iconographie issue de l’animation ou de la bande dessinée : Television and cruelty to animals (1983). Cette cruauté est aussi dénoncée et reproduite dans An Opera (1985) montrant un Popeye se faire frapper avec au-dessus de sa tête les mots « senseless violence » (violence injustifiée) ainsi que dans A Panel of Experts (1982), où l’on voit des bonhommes allumettes se frapper tout prêt d’un énorme revolver.

Cette violence que dénonce Basquiat est si présente dans le cartoon qu’elle semble jusqu’à un certain point devenue banale, comme celle que l’on voit dans les bulletins de nouvelles à la télévision (qu’il regardait probablement pendant qu’il peignait).

Dénoncer les stéréotypes raciaux

Ces cartoons sont aussi violents parce qu’ils perpétuent souvent des stéréotypes raciaux (sans compter les nombreux stéréotypes liés à l’orientation sexuelle, au genre, au sexe, à l’apparence corporelle, etc.).

Le film Patient Porky, réalisé par Bob Clampett en 1940, qui est aussi mentionné dans Toxic, présente une scène où un valet d’ascenseur parodie grossièrement et de façon monstrueuse un personnage noir. Dans l’œuvre Sans titre (All Stars) (1983), Basquiat cite le film The Chinaman, de Max Fleischer, réalisé en 1920, dans lequel on retrouve un personnage d’origine asiatique très caricaturé et un Koko le clown se maquillant afin de lui ressembler. https://www.youtube.com/embed/_WXrrOIWZKo?wmode=transparent&start=0 Max Fleischer, The Chinaman, Bray Studios, 1920.

Basquiat tente donc, en plaçant dans ses compositions des éléments faisant référence à l’animation, de dénoncer une vision du monde stéréotypée et injuste où les personnes racisées sont dépeintes de manière irréaliste. Basquiat disait d’ailleurs que s’il n’avait pas été peintre, il aurait été cinéaste et aurait raconté des histoires où les personnes noires sont représentées comme des humains, et non plus de façon négative.

Le titre du tableau Toxic porterait ainsi plusieurs sens. Il désigne à la fois le sujet principal (Torrick « Toxic » Ablack), mais aussi la relation qu’il entretient avec la culture populaire, et l’animation dans ce cas-ci.

J’ai omis de mentionner que le personnage de Toxic a les bras en l’air et les mains rougies. Se pourrait-il que cette relation toxique lui ait sali les mains ? Plus précisément que le personnage, du fait que le cartoon a continuellement dépeint les personnes noires de manière péjorative, est maintenant représenté comme un criminel ? Sa position indique en effet qu’il semble être en état d’arrestation.

Cette hypothèse est fort probable puisque Basquiat a produit plusieurs œuvres dénonçant la brutalité policière envers les Afro-Américains, dont The Death of Michael Stewart (Defacement) (1983).

Basquiat est décédé prématurément en 1988, à l’âge de 27 ans. D’autres artistes issus de la communauté noire, comme les peintres montréalais Kezna Dalz alias Teenadult, Manuel Mathieu, et la cinéaste d’animation Martine Chartrand ont, à leur façon, repris son combat et continuent de lutter pour une plus grande visibilité des personnes noires dans les arts.

John Harbour, Doctorant en littérature et arts de la scène et de l’écran (concentration cinéma), Université Laval.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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