Anonymous – hacker, activiste, faussaire, mouchard, lanceur d’alerte. Mais aussi plaisantin porté sur les mauvais coups, épris de l’humour limite et pourfendeur de la culture de la célébrité. C’est sous tous ces angles que le collectif né dans le cyberespace est dépeint par l’anthropologue et professeure Gabriella Coleman dans un livre qui nous entraîne à travers ses dédales, et ses actions: de la lutte médiatisée menée par Anonymous contre l’Église de scientologie à son implication dans le Printemps arabe en passant par sa passion pour la satire. Entretien.
Pour décrire Anonymous, vous utilisez souvent la métaphore du labyrinthe qui, de plus, change sans cesse de configuration. En commençant à écrire ce livre, aviez-vous déjà trouvé la sortie dudit labyrinthe ou est-ce que l’écrire était une façon, pour vous, de la trouver?
Sans contredit, écrire ce livre m’a permis d’en sortir! (Rires) J’étais submergée, dépassée! Je n’arrêtais pas de repousser le moment où je commencerais à rédiger. Finalement, j’ai été obligée de m’y mettre. Je n’arrive toujours pas à croire que je suis arrivée à pondre un récit qui se tienne! J’étais sûre que ce serait impossible. Certes, je pense qu’il y a toujours des éléments qui m’échappent. Mais je sens que, de mon côté, je suis sortie du labyrinthe en laissant un plan que d’autres pourront utiliser pour s’y orienter.
À maints égards, votre livre est un guide. Pour les journalistes, qui peinent à comprendre cette «hydre» (comme vous appelez aussi Anonymous) et qui se gourent souvent en parlant d’elle. Il sert de petit manuel pratique à l’usage des lecteurs qui, à l’instar de plusieurs hackers, pourraient un jour recevoir la visite du FBI à 6h du matin. Vous racontez qu’il a aussi été apprécié par les amis retraités de votre père. À qui pensiez-vous en l’écrivant?
J’avais plein de gens en tête! (Rires) Mais, assez curieusement, mes collègues universitaires n’étaient pas mon public cible. J’aimerais bien sûr qu’ils le lisent et qu’ils l’apprécient, mais il ne s’agit pas d’un ouvrage académique. Mon but, c’était surtout que l’héritage d’Anonymous soit compris. Et puis, je voulais inciter les lecteurs à renouer avec la dimension passionnante de la politique. Un de mes grands désirs, c’est qu’ils referment l’essai en se disant: c’est excitant! Peut-être que, sans que ce soit forcément avec Anonymous, moi aussi je pourrais m’engager dans une action politique!
Dans votre livre, le rythme des phrases est primordial. Lorsque vous relatez les actions d’Anomymous pendant le Printemps arabe, on sent la frénésie, l’agitation. Pas seulement dans les transcriptions de séances de chat, mais dans votre façon de raconter les événements aussi. C’est dynamique, énergique. Avez-vous revécu l’excitation de ce printemps en écrivant?
Pour moi, c’était LA chose la plus importante. Qu’on puisse sentir tout cela. Car c’est un défi majeur, pas juste quand on parle d’Anonymous, mais dès qu’on parle de pirates informatiques. Dans les livres, comme dans les films, d’ailleurs! Parce que l’essentiel du hacking se fait en ligne. Les gens discutent… en ligne. Et quand on explique à son entourage que c’est enivrant, on vous regarde d’un drôle d’air en disant: «Vraiment? Pourtant ça sonne terriblement ennuyeux!»
J’étais convaincue toutefois – puisque les membres d’Anonymous commençaient à s’investir dans plein de mouvements politiques, qu’ils menaient des opérations de piratage complètement folles – que c’était possible de transmettre cet enthousiasme!
Dans un très beau passage, presque poétique, vous parlez de l’humanité du groupe: «Si l’on regarde au-delà de l’ordinateur, on constate qu’Anonymous est assimilable à un agrégat de chair et d’os. Chaque corps pris isolément est le vecteur d’un récit de vie irréductiblement singulier et complexe». Que ce collectif soit déshumanisé, était-ce le cliché le plus dur à défaire?
Et il l’est encore! Il y a cette idée tenace qu’ils ne sont pas humains… ou qu’ils sont tous complètement fêlés! (Rires) Et certains le sont. Parce qu’il y a des gens fêlés partout! Même parmi les universitaires! Mais la plupart sont simplement des êtres investis sur le plan politique, intelligents, gentils… Reste que c’est incroyablement difficile de le transmettre. Et c’est de leur faute! Parce qu’ils ont les masques de Guy Fawkes et tout ce mystère qui les entoure. Cette métaphore, c’était ma façon de dire: rappelez-vous que ce sont des humains! C’est un phénomène humain!
Mercedes Haefer, une jeune hackeuse dont vous parlez (et qui fait partie de ceux qui ont reçu la visite du FBI à 6h du mat’), vous confie qu’elle milite pour «rappeler au gouvernement qu’il travaille pour nous, et pas le contraire». Trouvez-vous que cette phrase résume une grande partie de la vision d’Anonymous?
Absolument! Les membres ont divers points de vue, certains sont davantage anti-capitalistes, d’autres moins, mais la corruption, c’est une chose qu’aucun d’entre eux ne peut supporter. Et quand on parle de cette relation entre les citoyens et les gouvernements, ils affirment tous que ce sont les citoyens qui doivent «régner».
Vous utilisez fréquemment l’expression «les gouffres de l’enfer», «les portes de l’enfer». Vous donnez d’ailleurs un cours, à McGill, qui porte le titre «Les enfers technologiques». Pour…
… rappeler les origines d’Anonymous! Rappeler que le groupe est né dans un monde de trolls qui peut, parfois, être déplaisant, effrayant et scabreux. Je pense que nous souvenir des racines du collectif nous permet de mieux prendre conscience du caractère inattendu de son virage militant. Et de ce goût pour un certain cynisme qu’il continue de cultiver. Ce mot, «enfer», explique beaucoup pourquoi, comment, et qui il est.
Ce n’est bien sûr pas la même chose, mais l’humour cynique, un peu tordu qu’utilise Anonymous m’a fait penser au débat qui fait rage sur les limites de l’humour…
Mais c’est exactement ça! En fait, je ne l’ai pas mis dans l’épilogue, mais une des conclusions que je voulais avancer, c’est que la raison pour laquelle Anonymous nous rend si mal à l’aise, ce n’est pas parce qu’ils sont anonymes, mais bien parce qu’ils sont prêts à franchir les limites en matière d’humour. En fait, c’est comme Charlie Hebdo. Le malaise moral que suscitent Charlie et Anonymous est similaire. Certaines personnes sont vraiment contrariées par leurs blagues. Moi-même, je suis déchirée à ce sujet, car j’ai très peur d’une société qui contrôle le langage qu’on utilise. D’un autre côté, je peux comprendre, surtout en Amérique du Nord et aux États-Unis, que les mots ne sont pas vides de sens. Je ne sais toujours pas comment réconcilier ces deux points de vue. Peut-être que je me tiens trop avec des hackers et que mon rapport à la liberté d’expression est trop grand! Ça m’inquiète! (Rires)
Vous parlez beaucoup du rapport d’Anonymous avec la célébrité, de la façon dont ses membres qui flirtent un peu trop avec un désir de renommée se voient réprimandés, voire expulsés. Certains diraient pourtant que vous êtes «un visage connu» d’Anonymous. Quel effet cela vous fait-il?
Eh bien… J’y ai souvent pensé et ça m’a beaucoup inquiétée aussi. En raison de tout ce que j’ai écrit et de la dynamique au cœur du groupe. Mais, d’un autre côté, ce qui m’a aidée, c’est qu’Anonymous aime avoir de l’attention. Et d’une certaine façon, je permets aux membres d’en avoir! Je sensibilise aussi le public à la cause des pirates informatiques emprisonnés. Mais c’est vrai qu’il s’agit d’une situation délicate. En même temps, c’est ce que j’admire tellement chez eux. Ce rejet de la célébrité. Je pense qu’on peut tous apprendre de cela.
Vous racontez cet instant surréaliste où vous vous «apprêtez à prendre la parole dans le cadre d’un forum destiné à souligner le rôle d’internet dans le développement de la démocratie», le 6 juin 2013. Et juste quand vous allez dire au micro votre déception de voir le web «s’être transformé en une immense machine à pister», vous apprenez que le journaliste Glenn Greenwald vient de publier son premier article sur les révélations stupéfiantes d’un certain Edward Snowden…
C’était tellement cool! Parce que, clairement, avant cela, des gens comme Greenwald, justement, Anonymous, et Julian Assange disaient: «Nous sommes surveillés!» Mais leur cri n’avait jamais eu tant d’impact. Le fait qu’un nouveau lanceur d’alerte avait compilé tant d’informations, et qu’il était prêt à les sortir semblait époustouflant! Vous savez, ce n’est pas clair si un jour nous réussirons à nous libérer des griffes de la surveillance, parce que l’économie de l’internet est bâtie là-dessus, et que c’est tellement important pour les gouvernements. Mais au moins, Snowden nous a donné espoir et fait entrevoir cette possibilité. Il a changé les règles du jeu. Et je pense que c’était un très bon complément à Anonymous parce que, si le collectif ne se concentre pas forcément uniquement sur des questions de surveillance, toute sa raison d’être est de dire que l’anonymat, dans ce monde, est capital.
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