Débats

Paradoxe woke

Frédéric Bérard

«[…]Vous saurez qu’on ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez don çà aux nègres ».

Dring dring…

-Allô? Une plainte, déjà? Faut écrire au boss, Olivier: très sympa, le gars.

-Cancel culture will destroy your career, you fucking frog!

-J’ai pas vraiment « une carrière », cela dit, mais sur quelle base, autrement?

-‘Cause you’re a fucking racist, you fucking frog!

-Raciste, moi? Eh ben…vous êtes monsieur?

-Mister Woke…

-Monsieur Ironie vous irait bien, aussi…

-A French Word?!? Isn’t appropriation culturelle?

-Une violence sans possibilité de réponse, vous savez comment on appelle ça?

-No?

-Un fascisme.

-Who said that??

-Frédéric Beigbeder…

-Another Frenchie…

-Nevermind. Mais sérieusement, monsieur Woke, vous avez le mauvais numéro…

-Don’t you know that we won’t tolerate any racist comment in this country?

-Mauvais numéro, je vous jure.

-YOU SAID THE PROHIBITED WORD, YOU FUCKIN FROG!

-Un instant, svp…BIIIIIIIPE…..Merci de patienter, votre appel est important, pour nous.

-White men and their privilege can go fuck themselves!

Clic.

Bon, pardon. Z’êtes encore là? Alors avant que le Conseil de presse ne m’emprisonne, permettez-moi de préciser, prestement, ceci : le (grand) poème ci-haut est de Léon-Gontran Damas qui, en 1937, dénonçait puissamment le colonialisme blanc et l’un de ses fallacieux corollaires: le mépris des élites noires quant à leur propre identité.

Fin de l’épisode-fictif-inspiré-sauce-twitter.

***

J’enseigne, depuis 2003, la genèse et paramètres de la liberté d’expression. Délicat et sensible sujet, aspect systématiquement (note aux caquistes: rien à voir avec « systémique »), soulevé d’emblée : nous sommes à l’université, le dernier repère, sinon rempart, de la libre discussion.

Inquiet de la montée des divers racismes, particulièrement l’islamophobie, nombre de mes cours portent précisément sur ce phénomène-délétère où les étudiant.es sont appelé.es à réfléchir et, idéalement, provoquer une différence sur le plan sociétal.

Me souviens de l’automne dernier où, face à des étudiant.es d’une rare attention, je raconte une récente visite avec ma fille à Auschwitz. Expérience traumatisante, certes, mais combien utile afin de saisir les tenants et aboutissants de la Shoah.

Une discussion s’ensuit sur l’arrêt Keegstra, du nom d’un prof anti-sémite condamné pour propagande haineuse : la liberté d’expression n’est pas absolue, et doit parfois s’assujettir à des impératifs d’intérêts collectifs. La paix sociale, par exemple. Qu’en pensez-vous, madame X? Monsieur Y?

Dans un cours ultérieur, je procède au pire : le visionnement d’une vidéo produite jadis par (feu) Voir, intitulée « Le visage de la peur ». La classe est préalablement avertie: vous assisterez à un déluge d’âneries racistes d’une indicible violence. Votre boulot? Identifier les passages pouvant amener la Couronne à déposer des accusations en vertu de l’article 319 du Code criminel, celui invoqué dans Keegstra.

Après leur avoir décrit un récent un voyage-reportages en Amérique du Sud, lequel m’a d’ailleurs bouleversé, les étudiant.es sont invité.es à faire part de leurs commentaires et réflexions sur la situation politico-juridique sur : les favelas brésiliennes, le féminicide au Chili, le flux de Colombiens migrant présentement vers le Vénézuela.

Dernièrement au menu: les camps chinois de travaux forcés dans lesquels se trouvent plus d’un million de Ouïghours, trafic d’organes en prime.

Manifestement, je ne suis ni Juif ni Musulman. Ni Brésilien. Ni Chilienne. Ni Colombien. Ni Ouïghour. Plutôt un homme blanc de 43 ans, chanceux à souhait et conscient, voire quasi-inconfortable, de ses privilèges. Et je ne parle au nom de personne, sinon le mien.

Mais je peine néanmoins à souffrir un monde où l’injustice et la discrimination, particulièrement raciale, suintent les murs de l’espoir de nos humanismes. Impossible toutefois de contribuer à l’éradication de ces horreurs s’il nous est, ô ironique friendly fire, préalablement interdit de les… nommer, c’est-à-dire identifier.

« A rose by any other name would smell as sweet », ironisait Shakespeare.

« Quand j’utilise un mot, il signifie exactement ce que je décide qu’il signifie, ni plus, ni moins », renchérissait Humpty Dumpty.

Pas sûr, les gars. À moins, évidemment, que l’on souhaite émasculer les mots de leur sens, contexte et histoire…Un jeu dangereux, je dirais.

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