L’armée russe a pris le contrôle de la centrale nucléaire désaffectée de Tchernobyl, qui correspond au site de la pire catastrophe nucléaire sur la planète à ce jour. Cela constitue une menace directe sur la faune dans la zone.
ANALYSE – Dès le début de l’invasion russe en Ukraine, les deux gouvernements ont déclaré que l’armée russe avait pris le contrôle de la centrale nucléaire désaffectée de Tchernobyl, site de la pire catastrophe nucléaire sur la planète. Par Twitter, le ministère ukrainien des Affaires étrangères a dit redouter une catastrophe écologique.
C’est ici qu’un réacteur nucléaire de la centrale située a explosé le 26 avril 1986. Pendant dix jours, l’incendie a craché un panache radioactif qui s’est répandu de l’Irlande à la Grèce. Les environs immédiats du réacteur, évacués depuis 36 ans, sont désormais au centre d’une zone d’exclusion de près de 3 000 km2.
L’accès à la zone d’exclusion de Tchernobyl est strictement contrôlé. L’armée ukrainienne ne laisse passer que les scientifiques et les amateurs de tourisme macabre – dit tourisme noir.
J’ai visité la zone six fois, la dernière en 2018, pour étudier l’impact à long terme des radiations à faible dose sur la faune – dont les effets chez l’humain et les animaux sont préoccupants et controversés. Cette incertitude est largement due à la difficulté de travailler sur des zones contaminées, ainsi qu’à la variabilité et à la complexité des écosystèmes. L’incertitude scientifique conduit naturellement à se demander à qui faire confiance.
Des niveaux de radiations élevées, mais contrôlées
À Tchernobyl, la faune pullule en l’absence d’humains. Des forêts denses ont poussé, abritant lynx, bisons, cerfs. Les loups et les chevaux de Przewalski, jadis en voie d’extinction en raison de la chasse et de la gestion des terres, ont été réintroduits et prolifèrent.
La perspective de voir des armées lourdement équipées, de chars notamment, traverser un écosystème aussi contaminé par endroits n’est guère réjouissante. Des pics de radiations ont déjà été signalés, sans doute provoqués par les lourds engins militaires qui labourent le sol contaminé.
L’Agence internationale de l’énergie atomique a déclaré le 25 février que les niveaux de radiations, plutôt faibles, ne présentaient pas de danger pour le public. Mais avec des combats intenses dans le voisinage, il existe un risque réel qu’une frappe accidentelle sur l’abri en béton vienne répandre les radiations qui s’échappent encore du cœur du réacteur.
Les risques pour la santé des personnes et des écosystèmes sont difficiles à estimer. En hiver, la plupart des espèces végétales et animales sont peu actives, hibernent ou ont migré au sud. Au printemps, il est probable que les niveaux élevés de radiations causés par le mouvement des véhicules auront diminué.
Il est à souhaiter que les soldats russes ne fassent que traverser la zone, qui offre la voie la plus rapide entre le Bélarus et Kiev – sauf pour l’éventuel détachement russe qui assurera la sécurité de la zone, à l’instar des Ukrainiens avant eux. La Russie, elle-même sévèrement contaminée par la catastrophe, fera certainement preuve d’une extrême prudence.
Effets des radiations chroniques
La région est l’un des rares sites au monde où les scientifiques peuvent mesurer sur le terrain les effets d’une exposition prolongée sur la faune et la flore. Mon équipe s’intéresse aux effets des expositions prolongées à des radiations à faible dose. Nous cherchons également à voir comment ces effets se transmettent entre les générations.
Avant la pandémie, nous étions intégrés au sein d’une équipe multidisciplinaire qui surveillait la population de campagnols sauvages, pour mesurer les niveaux de radioactivité et son effet sur la santé – anémie, cancer, cataracte ou immunodéficience. Les niveaux de radiations dans la région sont très variables, mais certains campagnols ont subi des taux de radiations 40 fois plus élevés que des spécimens témoins non exposés.
Et pourtant, malgré tout ce travail, le lien entre les anomalies détectées et les radiations à faible dose demeure incertain. C’est que l’environnement présente d’autres facteurs de stress – prédateurs, parasites, maladies et famine.
L’effet sur la santé des radiations à faible dose dans les écosystèmes demeure donc sujet à controverse. Tim Mousseau, biologiste à l’Université de Caroline du Sud, signale de multiples anomalies chez diverses espèces. Et Rosa Goncharova, généticienne des radiations à l’Institut de génétique et de cytologie de l’Académie nationale des sciences du Bélarus, constate que les descendants des animaux exposés aux radiations à forte dose en 1986 continuent de présenter de nombreuses anomalies chromosomiques.
Mais d’autres ne trouvent aucune preuve de tels effets, dont Mike Wood, spécialiste de l’environnement à l’Université de Salford, au Royaume-Uni, et Nick Beresford, radioécologue à l’Institut d’hydrologie et d’écologie de l’Université de Lancaster, dans le même pays.
L’énergie nucléaire et les risques pour la faune
Nous analysons toujours nos dernières données, recueillies à Tchernobyl en 2018. Les résultats préliminaires, qui révèlent une énorme variation individuelle, ne démontrent aucune corrélation claire et statistiquement significative entre l’état de santé et la dose de radiations. Selon nous, on ne peut avoir de certitude sur les effets des radiations à faible dose parce que d’autres facteurs naturels, telles la prédation et la maladie, brouillent les résultats. Cela ne veut pas dire qu’elles sont sans effet, mais il n’est pas possible de faire une typologie des effets en fonction du niveau de radiation.
Cette controverse sur l’interprétation des résultats présente un enjeu considérable et devra être résolue. De nombreux pays envisagent de relancer la production d’énergie nucléaire grâce à de petits réacteurs modulaires installés dans des zones reculées. Étant donné qu’il faudra gérer le risque d’accident nucléaire en plus de ceux associés à l’extraction de l’uranium, à la fabrication du combustible, et au traitement des déchets radioactifs, il faut pouvoir mieux connaître les risques pour la faune sauvage.
L’étude dans ce vaste laboratoire qu’est la zone d’exclusion de Tchernobyl demeure donc vitale, et il faudra reconnaître qu’il sera difficile d’y travailler sans les connaissances et le savoir-faire de collaborateurs ukrainiens, tant sur le terrain que dans les laboratoires, mais aussi dans les aspects logistiques et réglementaires. Nul ne sait ce qu’il adviendra de ces collaborations qui durent depuis des années.
Carmel Mothersill, Professor and Canada Research Chair in Environmental Radiobiology, McMaster University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.