Le sucre pourrait-il vous rendre accro, au même titre que la cocaïne et l’héroïne? Si la théorie fait du chemin sur l’internet, elle demeure controversée au sein de la communauté scientifique.
La croyance
Il est question ici du sucre libre, ce qui exclut celui qui est naturellement présent dans des aliments comme les fruits ou le lait. Cette comparaison entre le sucre et la drogue tire son origine de nombreuses études démontrant que des rongeurs exposés aux deux substances avaient tendance à préférer le sucre lorsqu’ils pouvaient choisir, et que des souris consommant du sucre manifestaient des symptômes de manque.
Dépendance ou non?
Une méta-analyse d’une soixantaine d’études publiée en 2017 dans le British Journal of Sports Medicine concluait en effet que la consommation de sucre produit des effets similaires à ceux de la consommation de cocaïne, notamment parce qu’elle altère l’humeur. C’est probablement, précisaient les chercheurs, parce que le sucre induit le plaisir et active le mécanisme de la récompense dans le cerveau, ce qui provoque la recherche d’encore plus de sucre. Toutefois, une partie de ces conclusions ont été largement critiquées.
Pour Hisham Ziauddeen, psychiatre à l’université de Cambridge qui a publié sur le sujet en 2016, les études sur les rongeurs montrent que des comportements similaires à la dépendance apparaissent quand ils ont accès au sucre seulement deux heures par jour. Le psychiatre souligne toutefois que les mêmes expériences fonctionnent avec de la saccharine (un substitut du sucre), ce qui semble indiquer que «l’attrait pourrait être plus lié au goût sucré qu’au sucre en lui-même».
De plus, les rongeurs ne vont pas réclamer de sucre si on associe sa consommation à un stimulus négatif, comme un choc électrique – ce qui ne se vérifie pas avec la cocaïne. Autrement dit, la dépendance à la cocaïne serait plus puissante que la dépendance au sucre, si l’envie de consommer la drogue surpasse la peur du stimulus négatif.
Même si les experts s’entendent sur les dangers liés à la consommation de sucre (caries, obésité, diabète, maladies cardiovasculaires), peu sont prêts à le qualifier de drogue engendrant une dépendance.
Quel type de dépendance?
La dépendance au sucre ressemblerait davantage à une dépendance à la caféine ou à la nicotine qu’à une dépendance à la cocaïne ou à l’héroïne, selon une revue de littérature publiée en 2018 dans Frontiers in Psychiatry. Certains experts en parlent comme d’une dépendance «faible», à ne pas confondre avec la véritable dépendance, comme celle qu’on peut développer à un médicament.
Serge Ahmed, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, à Bordeaux, et auteur de plusieurs études sur la dépendance au sucre, croit que cette «dépendance» est incontestable. Il reconnaît néanmoins qu’il ne faut pas pousser trop loin la comparaison entre le sucre et les drogues. Dans ses expériences, les rats qui avaient consommé de la cocaïne pendant des semaines avaient le choix entre une dose intraveineuse de cocaïne et une boisson sucrée ayant la concentration d’un cola. Verdict: la majorité des rats préfèrent la boisson sucrée. Or, cette préférence ne prouve pas qu’ils ont développé une dépendance, indique le chercheur. À cet égard, il faudrait démontrer que la consommation régulière de sucre s’accompagne de phénomènes liés à la dépendance, comme la tolérance, la perte de contrôle, le sevrage et la rechute. Pour lui, c’est tout au plus un indice de dépendance.
Michel Lucas, chercheur au CHU de Québec-Université Laval, trouve lui aussi la comparaison entre le sucre et la drogue hardie. «Les rongeurs vont vers l’eau sucrée, ce qui peut aussi être une priorisation de la survie puisque le sucre apporte à l’organisme des calories dont il a besoin pour fonctionner, ce que la drogue ne lui fournit pas.» Selon l’endocrinologue américain Robert Lustig, auteur de Sucre, l’amère vérité, le sucre créerait une dépendance basée sur ses propriétés métaboliques et hédoniques (ça a bon goût!). Une dépendance qu’il qualifie lui aussi de faible, comparable à celle à la nicotine plutôt qu’à celle aux médicaments ou à d’autres substances (à l’héroïne, par exemple).
Enfin, l’évaluation clinique de la dépendance au sucre est complexe, notamment parce qu’il est rarement absorbé seul et qu’il est difficile de distinguer si sa consommation répond à une demande énergétique ou gustative. De plus, il est éthiquement impossible de comparer les effets addictifs du sucre et de la cocaïne chez des humains puisqu’il faudrait administrer de la drogue à une partie des participants.
Une habitude plutôt qu’une dépendance?
Pourquoi utilise-t-on un peu partout le mot «dépendance», s’il n’a pas toujours le même sens? Parce que le sucre agit véritablement sur le circuit de la récompense du cerveau, ce qui libère de la dopamine et renforce la sensation de plaisir. Un effet qui est donc bel et bien similaire à celui produit par la cocaïne, l’héroïne, l’alcool, la nicotine et le cannabis.
Le problème, c’est que plus nous consommons d’aliments qui suscitent du plaisir, comme le sucre, plus les récepteurs de la dopamine s’affaiblissent. Il faut alors plus de dopamine pour ressentir l’effet de gratification. Donc, davantage de sucre. Certains parlent plutôt d’accoutumance, dont on peut se départir en diminuant sa consommation, que de dépendance, qui provoque un état d’intoxication et de manque.
C’est ainsi que raisonne la nutritionniste Catherine Lefebvre, auteure de Sucre: Vérités et conséquences (Édito, 2019), qui parle plus volontiers d’accoutumance que de dépendance, puisque la consommation de sucre ne semble pas causer d’état d’intoxication suffisant pour altérer le jugement. «Le goût pour les sucreries peut créer une habitude. En clinique, les gens vont dire qu’ils sont accros, qu’ils ont des rages de sucre, mais on ne parle pas de dépendance comme avec la cocaïne. Les gens qui diminuent leur consommation de sucre ne présentent pas de symptômes de manque ou de sevrage.»