Un siècle avant l’apparition de Photoshop et des filtres sur les téléphones, les femmes modifiaient des photos dans le cadre de rituels où se croisaient le monde des morts et celui des vivants, une pratique baptisée la «photographie spirite».
Felicity T. C. Hamer, Concordia University
ANALYSE – Au début des années 1860, la photographie spirite a marqué une évolution importante dans les rituels de deuil.
Les photographies de ce genre sont des portraits de la personne en deuil, sur lesquels apparaît aussi l’image vaporeuse de ses êtres chers. Certains y voyaient une manifestation tangible de leurs profondes croyances «spiritistes». Selon le spiritisme, l’esprit survit au décès, ce qui rend possible le maintien de liens et d’une communication entre les défunts et les vivants.
Les médiums, principalement des femmes, travaillaient aux côtés de photographes spirites pour amener l’«esprit» des défunts à se montrer. Comme en témoignent mes travaux de recherche, les femmes ont grandement contribué à l’essor de cette pratique: la personne à l’origine de la photographie spirite est vraisemblablement une femme, selon moi.
Écho auprès des femmes
L’apparition de la photographie spirite à Boston représente un moment marquant de l’histoire, dont on a beaucoup parlé et qui continue de fasciner les gens.
Aujourd’hui, les photographies spirites peuvent nous paraître d’amusants objets historiques. À l’époque victorienne, on utilisait aussi parfois des éléments translucides dans la composition des photographies pour divertir les gens ou illustrer des récits populaires.
Certaines personnes collectionnaient et s’échangeaient par exemple des images créées au moyen d’appareils photo produisant différents points de vue d’une même scène et donnant l’illusion d’une tridimensionnalité. Cependant, pour les endeuillés qui commandaient des photographies spirites, celles-ci constituaient plutôt de précieux souvenirs personnels.
L’après-vie dépeinte par le spiritisme trouvait écho auprès des femmes pour qui il était impensable que leurs enfants non baptisés soient voués à l’enfer. Les personnes décédées à un âge précoce – les soldats, les enfants et les nombreuses femmes mortes en couche – poursuivaient paisiblement leur existence dans le monde des esprits, et les liens affectifs avec elles étaient maintenus.
Les photographies spirites étaient le symbole d’un amour immortel pour quiconque y posait un regard compatissant. Néanmoins, elles alimentaient aussi grandement les critiques, même au sein de groupes d’adeptes du spiritisme.
Accusations de fraude
Reconnu à l’époque comme le créateur de la photographie spirite, William H. Mumler a été accusé de «soutirer de l’argent en vendant de prétendues photographies d’esprits». Au terme d’un long avant-procès s’étant déroulé devant public, il a été acquitté de toutes les accusations portées contre lui et a pu poursuivre son travail.
Pendant l’avant-procès de M. Mumler, la presse s’est intéressée à « Mme Stuart » et a indiqué que c’était elle qui dirigeait le studio d’où provenaient les premières photographies spirites prises par M. Mumler. Mme Stuart n’a cependant jamais comparu devant la cour. Les méthodes de travail de M. Mumler et de son associée, Mme Stuart, n’ont jamais pu être démontrées, contrairement à celles de beaucoup d’autres photographes spirites les ayant suivis.
Selon mes travaux de recherche, Mme Stuart figurait parmi les photographes les plus prolifiques de Boston.
Il s’agit aussi de la première photographe à être clairement présentée comme une femme dans les annuaires de la région. Plus important encore, les résultats de mes travaux donnent à penser que «Mme Stuart» était probablement un pseudonyme.
Comme l’indiquent un grand nombre de témoignages importants sur la photographie spirite, il y aurait lieu de se pencher davantage sur le rôle joué par Mme Stuart et Hannah Mumler, l’épouse de William Mumler.
Créatrice de bijoux de deuil en cheveux
Née à Marblehead, au Massachusetts, en 1832, Hannah Frances Green a épousé Thomas Miller Turner à 20 ans et a eu deux enfants avec lui. Le dossier de divorce indique que Mme Green a été abandonnée avec les enfants en 1859.
L’année même où Mme Green commençait à composer avec sa nouvelle situation de mère célibataire de deux enfants, une certaine Mme A. M. Stuart est apparue dans l’annuaire de Boston. Elle s’y présentait comme artiste en cheveux (artist in hair) sise au 191, rue Washington, et comme «créatrice d’œuvres en cheveux (hair work manufacturer)» à la même adresse.
Art de l’époque victorienne, la création d’œuvres en cheveux consistait à fabriquer des objets d’art, des bijoux ou des ornements funéraires à partir de cheveux. L’année suivante, Mme Stuart figure encore dans l’annuaire en tant qu’artiste en coiffure.
En 1861, l’annuaire présente Mme H.F. Stuart comme joaillière en cheveux (hair jewellery manufacturer) sise au 221, rue Washington.
En 1862, H.F. Stuart élargit ses activités et ouvre un studio de photographie professionnelle au 258, rue Washington, l’adresse où a été prise la première photographie spirite. Mme Stuart poursuit son travail de joaillerie en cheveux comme en témoigne l’inscription au verso des nombreux portraits qu’on lui commandait sous forme de carte de visite.
Les annuaires font état des activités professionnelles d’Helen F. Stuart de 1859 à 1867, mais je n’ai pu trouver aucun relevé de recensement la concernant. Les registres des naissances, des décès et des mariages ne comprennent aucune entrée à son nom pouvant être confirmée.
«Médecin voyante»
Plus tôt pendant cette période, Hannah Green a inscrit ses services en tant que médecin voyante (clairvoyant physician). (Certaines femmes adeptes du spiritisme soutenaient avoir un don de clairvoyance leur permettant de diagnostiquer des problèmes et de favoriser la guérison en servant de canal à un esprit).
Les activités de joaillière en cheveux, de photographe et de médecin voyante qu’Hannah Green (Stuart) pratiquait toujours bien au-delà de ses 80 ans lui procuraient un point de vue unique pour prévoir l’évolution que pourrait représenter la photographie spirite dans les rites funéraires. À l’époque victorienne et même avant, les femmes jouaient après tout un rôle fondamental bien connu dans les pratiques commémoratives entourant le deuil.
Jusqu’ici, j’ai retrouvé quatre photographies spirites attribuées avec certitude à Helen F. Stuart, une professionnelle inscrite dans l’annuaire seulement dans les environs de la période pendant laquelle Hannah Green·e est absente des relevés publics de recensement.
Un «pouvoir magnétique»
Dans une déclaration à la cour en 1869 suivant son enquête et sa mise en accusation, M. Mumler affirme qu’il était seul lorsqu’il a pris sa première photographie spirite. Il soutient avoir simplement reproduit ce qu’il croyait avoir observé auprès d’un ami, dont il n’a pas divulgué le nom. Or, il n’est fait aucune autre mention de cet ami.
Dans l’annuaire de 1861, M. Mumler, graveur (engraver) et Mme Stuart, joaillière (jewellery manufacturer), figurent tous deux au 221, rue Washington, à Boston.
La référence à un «ami» a vraisemblablement été inventée pour dissimuler le fait que M. Mumler recevait des directives d’une femme (Mme Stuart). M. Mumler a peut-être sciemment caché la présence d’Hannah Green, celle-ci étant toujours mariée à M. Turner. Il a peut-être aussi voulu éviter d’attirer l’attention sur elle et ses enfants, au moment où ils déménageaient tous les quatre à New York. Comme l’indiquent les registres officiels, M. Mumler et Mme Green se sont mariés en 1864, quatre mois après le divorce de Mme Green et de M. Turner.
Lors de l’avant-procès de M. Mumler, des témoins ont affirmé qu’une femme se faisant appeler Mme Mumler préparait les clients à leur rencontre avec les esprits des défunts et les guidait dans l’identification concluante des entités se manifestant.
Plus tard, dans les mémoires qu’il a publiés, M. Mumler mentionnera que lors de sa «première innovation», une femme était présente – une personne dont il souligne le «puissant pouvoir magnétique», lié selon lui à l’apparition d’entités. Même si l’épouse de M. Mumler n’a pas eu à se présenter devant la cour et que les récits font peu de cas du rôle important qu’elle a joué, M. Mumler a tout de même trouvé un moyen de lui rendre hommage.
Une professionnelle dotée d’aptitudes extraordinaires
La capacité d’Hannah Green d’assurer sa subsistance en tant que professionnelle dotée d’aptitudes extraordinaires pour l’autopromotion peut être confirmée bien après sa séparation d’avec William Mumler, son deuxième époux, à la fin des années 1870 – et après le décès de celui-ci en 1884.
À l’époque victorienne, le rôle de médium se caractérisait par une certaine passivité, c’est pourquoi on croyait qu’il convenait aux femmes. En revanche, dans la dernière moitié du XIXe siècle, le travail de photographe était rattaché beaucoup plus étroitement au travail des hommes et à la méthode scientifique. Il aurait alors été difficile pour une femme de prétendre avoir inventé la photographie spirite. À mon avis, Hannah Green s’est adjoint les compétences complémentaires d’un homme pour donner de l’élan à sa vision et à ses activités professionnelles.
L’étude de l’apport de Mme Green à la photographie spirite démontre que le rôle joué par les femmes dans une période marquante de l’histoire de la photographie a été passé sous silence – et que nous devons réinterpréter la photographie spirite en tant que pratique novatrice dans les rites funéraires personnels.
Pourquoi accorder de la crédibilité à ce contre-discours? Parce que les faits montrent qu’il est plus que probable qu’il en soit ainsi.
Felicity T. C. Hamer, PhD Candidate and Public Scholar, Communication Studies, Concordia University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.