CHRONIQUE – Depuis les débuts du mouvement #MoiAussi, et même avant, on a entendu beaucoup plus souvent qu’on ne l’aurait dû l’argument selon lequel la société serait rendue tellement sensible qu’on ne pourrait même plus regarder une fille sans se faire poursuivre. C’est notamment un argument qu’aurait avancé Gilbert Rozon, selon des informations recueillies par Radio-Canada. «On sait aujourd’hui qu’une agression se définit d’un simple regard insistant», aurait dit l’ancien magnat de l’humour, qui, il n’est pas superflu de le rappeler, est diplômé en droit et a déjà été membre du Barreau du Québec. Je n’ai pas consulté toute la jurisprudence, bien sûr, mais de mémoire, personne n’a été poursuivi pour avoir regardé une autre personne. Contrairement à Rozon, je ne suis pas juriste, mais je suis pas mal certaine qu’un regard, aussi insistant soit-il, ne constitue pas, au sens de la loi, une agression.
L’argument est toutefois habile, puisqu’il donne à la fois l’impression que les agresseurs sont accusés pour des banalités à ranger du côté des regards maladroits tout en caricaturant une société puritaine qui irait trop loin dans sa volonté de contrôler nos actions, de brimer une liberté qui nous est chère. C’est le sophisme de l’homme de paille par excellence: dans une société où l’on prend de plus en plus les agressions sexuelles au sérieux, on caricature l’importance accordée à cet enjeu en exagération ridicule. Savez-vous qui d’autre a fait l’usage de telles rhétoriques? Woody Allen et Roman Polanski.
Quand on lui a demandé de commenter l’affaire Weinstein, Woody Allen a voulu minimiser les accusations d’agressions sexuelles en prétendant que certaines de ces histoires étaient fausses, et qu’il fallait faire attention parce qu’«on ne voudrait pas que chaque gars qui fait un clin d’œil à une collègue ait à appeler un avocat pour se défendre». C’est une exagération, bien sûr. Une exagération bien commode, qui donne l’impression qu’on poursuit maintenant les hommes pour des pacotilles.
Bien des hommes craignent d’être poursuivis au détour d’un quiproquo ne serait-ce que parce que cette idée que ça arrive est implantée depuis des années dans nos esprits par des hommes qui sont, dans la réalité, accusés de crimes beaucoup plus graves. Woody Allen n’a pas fait l’objet d’accusations pour clin d’œil, mais pour agression sexuelle sur une mineure. Avant que vous ne soyez 75 à m’écrire pour me rappeler que Woody Allen n’a été reconnu coupable d’aucune agression sur sa fille, ma comparaison repose sur l’accusation et non sur le verdict de culpabilité. D’ailleurs, parions que ce collègue imaginaire n’a finalement reçu aucune sentence pour son fameux clin d’œil lui non plus.
Dans le cas de Roman Polanski, l’argument est d’autant plus habile qu’il s’appuie sur une prémisse réaliste qui canalise plusieurs de nos angoisses. Dans une entrevue avec Paris Match, le réalisateur affirme que notre époque est «pire que le maccarthysme», car «aujourd’hui, avec un tweet, on ruine des réputations, des carrières et des vies». En effet, c’est vrai: avec un tweet, on peut détruire une réputation, une carrière, une vie. C’est tout à fait terrible! Tout aussi terrible que cela détourne notre attention du fait que les malheurs de Polanski ne reposent pas sur un tweet, mais sur plusieurs accusations d’agressions sexuelles et sur le fait qu’il soit toujours poursuivi par Interpol pour un crime sexuel pour lequel il a été reconnu coupable.
C’est le danger de ces sophismes: nous donner l’impression que parce qu’ils reposent sur une certaine vérité, voire un sentiment de peur réel, ils rendent une argumentation valide. Pourtant, dans ces situations farfelues évoquées pour minimiser les agressions sexuelles, je ne voudrais surtout pas être cette pauvre fille qui accuse un homme de l’avoir regardée avec insistance. Mon expérience me dit que c’est plutôt elle qui subirait les foudres du tribunal populaire.