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Sophie Labelle: «Ce n’est pas parce qu’on est en 2015 que c’est réglé»

Photo: Denis Beaumont/Métro

Enseignante au primaire, chercheuse, animatrice de camp de jour pour jeunes trans, activiste, conférencière et auteure de bandes dessinées sur ces enjeux, Sophie Labelle est une femme accomplie. Dans le cadre de la Journée de la femme, Métro a discuté de féminisme et d’avenir avec cette jeune femme trans engagée.

Pourquoi pensez-vous que les médias sociaux ont connu une vague d’activisme féministe, dont #AgressionNonDénoncée, en 2014?
C’est un sujet qu’on commence à mieux comprendre, tout ce qui se rapporte à la culture du viol. En tant que femmes, je pense que c’est quelque chose qu’on a théorisé. C’est un thème repris depuis les années 1970, avec la deuxième vague du féminisme.

Je crois qu’il y a une compréhension plus globale, plus large du phénomène. Les gens commencent à se réveiller et à trouver inacceptables ces comportements. On est peut-être en train d’assister à une prise de conscience par rapport à des choses que les féministes disent depuis 40 ans.

Pourquoi, selon vous, a-t-on vu des mouvements réactionnaires, comme la campagne «je n’ai pas besoin du féminisme parce que…»?
Pour la même raison que le mouvement des Yvette était très populaire dans les années 1980 [NDLR: Pendant la campagne référendaire de 1980, Lise Payette a comparé la femme du chef de Parti libéral, Claude Ryan, à la petite Yvette des manuels scolaires, qui était décrite comme sage et obligeante, ce qui incita un nombre considérable de femmes au foyer à s’unir sous le vocable «les Yvette» en faveur du NON].

Ce sont des femmes qui comprennent mal le féminisme. C’est comme si elles disaient «puisque moi, je ne ressens d’oppression, ton oppression n’est pas valide.»

Pourquoi pensez-vous que ces femmes – pour la plupart très jeunes – comprennent mal le féminisme?
L’oppression qu’on vit en 2015 est beaucoup moins visible, mais beaucoup plus insidieuse qu’il y a 40 ou 50 ans. La socialisation des enfants selon leur genre se fait à un niveau jamais vu dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, c’est vraiment à partir des premiers mois dans l’utérus qu’on commence à construire le destin «genré» de l’enfant.

Le fait de grandir là-dedans rend l’oppression beaucoup plus insidieuse. On a baigné dans ces différences depuis un plus jeune âge que d’autres enfants.

Moi-même, je peux en témoigner, puisque j’ai entamé ma transition très jeune, mais pas assez jeune pour ne pas voir la différence de traitements que je recevais. Je me suis toujours identifiée comme une fille, mais c’est vraiment au moment où les autres ont commencé à me regarder différemment que je me suis rendu compte du système dans lequel je vivais.

«On apprend aux filles que, OK, on va t’encourager à aller dans des domaines non traditionnels, mais il faut que tu rejettes ta féminité et que tu ne la laisses pas paraître.» – Sophie Labelle

Quel type de différence avez-vous vécue?
Il y a eu une différence dans la perception des gens par rapport à la performance scolaire. Ça va vouloir dire différentes choses selon que tu sois une fille ou un garçon. Ça parle fort.

Par exemple, si les garçons ont de bonnes notes, surtout en mathématiques ou en sciences, c’est à cause d’un talent inné, et non parce qu’ils travaillent fort. Alors que si une fille a de bonnes notes en sciences, c’est parce qu’elle travaille fort. À un niveau de travail égal, les filles vont avoir cette impression-là que si elles réussissent à l’école, ce n’est pas parce qu’elles sont bonnes, mais parce qu’elles sont studieuses.

Justement, les filles sont plus nombreuses à obtenir un baccalauréat que les garçons, mais sont toujours moins nombreuses à intégrer certains métiers. Pourquoi?
L’école oublie les filles. Si l’école bénéficiait vraiment aux filles, on ne serait pas encore en train de se battre parce qu’on gagne 76% de ce que gagnent les hommes. On ne serait pas en train de se battre pour la représentation des femmes à l’Assemblée nationale ou dans les conseils d’administration.

Il y a plus de filles qui s’inscrivent au bac, mais elles s’inscrivent toutes dans des domaines non payants. Je pense aux sciences humaines, à la littérature, aux arts. Surtout des domaines où il y a peu de compétition.

C’est une conséquence de la socialisation à l’école.

Que reste-t-il à faire pour les féministes?
Il y a une honte de la féminité qui a été intériorisée [par certaines personnes au sein du mouvement féministe]. Par le terme «misogynie», j’entends la haine de la féminité, qui peut s’exprimer de toutes sortes de manières.

Dans la société en général, il y a toujours cette misogynie sous-jacente. Il ne faut pas s’étonner de la voir surgir à des moments où on ne s’y attend pas, même dans les discours féministes, parfois.

On est encore dans une société très «genrée» – on ne peut pas le nier –, et il y a des gens qui sont tout à fait à l’aise là-dedans. Et le féminisme de la deuxième vague avait oublié ces gens-là. En tant que femme trans, ça vient beaucoup me chercher, étant donné que nous avons vraiment besoin des codes sociaux et des stéréotypes de genres pour être validées aux yeux de la société et également pour être intelligibles, pour que notre identité soit comprise.

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