Délais déraisonnables, clause dérogatoire et solutions magiques
Il y un truc de sympa, quand même, avec l’actuelle problématique des procès criminels avortés pour cause de délais déraisonnables: l’intérêt soudain de la population pour les questions d’ordre constitutionnel. Rien de mieux qu’une crise ou même une crisette pour faire réaliser, ici et là, l’importance de certaines assises sur lesquelles reposent nos sociétés.
Cela étant, qui dit préoccupation populaire dit récupération politique, dit profit médiatique. Certains, souvent les mêmes d’ailleurs, s’empressent de sortir la baguette magique. Celle qui, par ses pouvoirs apparemment mystiques, offre une solution toute simple à des enjeux pourtant complexes.
L’arrêt Jordan, et surtout ses suites, entre dans cette dernière catégorie. La Cour suprême détermine alors que le délai afin d’être jugé quant à une infraction criminelle ne peut, sauf circonstances exceptionnelles, excéder 30 mois. L’accusé pourra ainsi invoquer son droit à être jugé dans un délai raisonnable, droit prévu à la Charte canadienne, afin d’obtenir l’arrêt des procédures intentées contre lui.
En théorie, rien de trop sorcier. Mais en pratique, on parle d’une autre histoire. Notamment au Québec. Des procureurs de la Couronne demandent eux-mêmes au tribunal de cesser les procédures contre X et Y individus. Des trucs plutôt graves, genre fraude, abus de confiance et tutti quanti. Et pourquoi cette requête de la part de la Couronne? Parce que les délais imposés par Jordan sont excédés depuis belle lurette. Et pourquoi ces dépassements souvent outranciers? Parce que, côté ressources, le système judiciaire crie famine. Manque de juges. Manque de procureurs de la Couronne. Manque de salles d’audience.
La solution proposée par Véronique Hivon, critique du PQ en matière de Justice? Que l’Assemblée nationale utilise la clause dérogatoire. Celle prévue à la Charte, et qui sert à suspendre, pour un délai maximal de cinq ans, les libertés civiles prévues à la Charte en question. La clause est renouvelable.
Où se trouve le problème, me demandez-vous? Juste ici: on présente la clause dérogatoire comme la solution magique, sans trop réfléchir à sa portée réelle ou son application. Sans trop comprendre le concept, même, parfois.
Quelques réflexions, en vrac:
D’abord, qu’il est faux de dire que la clause dérogatoire s’appliquera aux causes déjà marquées par un arrêt des procédures. Pour celles-là, trop tard. Les prévenus sont libérés, et pour de bon. Faudra en faire notre deuil.
Deuxièmement, qu’il est faux de dire que la clause dérogatoire empêchera les avocats de la défense de multiplier les requêtes farfelues, le tout afin d’étirer les délais au profit de leur client.
L’arrêt Jordan est sans équivoque: les 30 mois discutés plus tôt ne comptabilisent pas les délais provoqués par la défense elle-même, ce qui est évidemment logique et équitable.
Prétendre, donc, que la clause dérogatoire fermera la porte aux manœuvres fallacieuses d’avocats est parfaitement non fondé. Rien à voir.
Troisièmement, qu’il est faux de dire que l’on doit absolument juger ces gens au nom de l’État de droit. Ce même concept implique également, il me semble, le respect des droits et libertés des individus. Notamment celui d’être jugé dans un délai raisonnable.
Enfin, qu’il est faux de dire que Québec bénéficie, sans l’ombre d’un doute, du pouvoir d’invoquer la clause dérogatoire. Certains pourraient en effet plaider qu’il est question de procédures criminelles, soit une compétence de nature… fédérale. Qu’un des juges de la décision dit que le pouvoir de légiférer appartiendra au «Parliament», c’est-à-dire au Parlement fédéral. D’autres plaideront, et c’est de bonne guerre, qu’il s’agit ici d’une question qui touche l’administration de la justice, une juridiction provinciale. Ce que je pense? Que Québec a probablement la compétence pour adopter la clause dérogatoire discutée, soit par cette même juridiction sur l’administration de la justice, soit par diverses théories de droit constitutionnel un peu techniques (et surtout trop longues à détailler ici), nommément la théorie du double aspect et la théorie du pouvoir accessoire.
Les arguments contradictoires qui précèdent témoignent, cela dit, au moins d’une chose: le présent débat, même parmi les constitutionnalistes, n’est pas chose simple. Faudrait donc réfléchir attentivement, et surtout calmement, à la meilleure façon de procéder. Parce que si Québec en venait à adopter une clause dérogatoire en excédant ses compétences, un tribunal mettrait éventuellement la hache dans celle-ci. Retour, donc, à la case départ. Pas plus brillant.
Morale de l’histoire? En proposant, à la va-comme-je-te-pousse, des solutions magiques, on oublie de réfléchir, intelligemment, à leurs impacts. Pire encore, ces mêmes solutions magiques font souvent diversion, et occultent les enjeux réels.
Un exemple? OK. Alors qu’on s’excite, moi le premier, à jaser de clause dérogatoire, on fait fi du véritable débat: celui de la pénurie de ressources judiciaires. Je dis ça de même…