«Gilets jaunes» et point d’implosion
Toujours été, pour tout dire, quelque peu dubitatif sur l’effet concret des manifestations. Parce que même lorsque la cause est méga-sympathique et noble, rares sont les fois, du moins dans l’histoire récente, témoignant d’un recul gouvernemental à la suite de celles-ci. Pire, certains esprits machiavéliques instrumentalisent parfois ces dernières afin d’en faire un enjeu de wedge politics, soit diviser la population autour dudit enjeu. Pensons ici aux manifestations étudiantes de 2012, au cours desquelles le gouvernement Charest s’est fait un plaisir de présenter les GND de ce monde, incluant leurs revendications, comme l’ennemi public numéro un. Avec un succès certain, avouons-le.
Débarqué sur Paris aux fins d’une conférence, j’ai eu tôt fait d’en apprendre davantage sur le phénomène des «gilets jaunes», que j’avais alors suivi de loin. Je connaissais évidemment la culture franchouillarde de contestation, davantage ancrée et vindicative que celle applicable au Québec. Je me suis ainsi demandé si ces mêmes «gilets jaunes» n’étaient pas, en quelque sorte, la nouvelle émanation de la plus récente frustration, même banale, de l’Hexagone.
Or, et de toute évidence, il n’en est rien. Plutôt une forte illustration du clivage actuel causé ou ressenti du fait du populisme. Un écart de plus en plus marqué entre diverses franges de nos sociétés occidentales. Un rejet sauce tout crin des institutions. Un coup de pied dans la poubelle des élites. Un sentiment d’injustice canalisé dans un vaste mouvement contestataire un brin diffus.
C’est d’ailleurs ce volet de désorganisation, de caractère vague des revendications, qui est ressorti clairement dès que je suis arrivé samedi sur les lieux de la manif, direction Champs-Élysées. Slogans pour le moins divers, absence totale de porte-parole ou de leaders quelconques, hésitation manifeste sur les stratégies devant être empruntées. Bref, le bordel. Un bordel plein de charme, cela dit. Parce qu’au contraire de la manif classique, aucune instrumentalisation politique n’est possible. Aucun signe apparent de syndicats souhaitant tirer bénéfice de la cause.
Aucune vedettisation ou culte de la personnalité. Juste un amas de citoyens en colère ayant bravé la pluie de décembre afin de lancer leur plus beau bras d’honneur au gouvernement Macron, certes, mais aussi et surtout au système capitaliste, responsable présumé de la situation actuelle. La situation actuelle? Oui. Celle qui veut qu’en quelques semaines, le premier pourcent des plus riches en France emmagasine davantage que l’ensemble des autres citoyens au cours d’une année. L’injustice, de plus en plus palpable, institutionnalisée. Une fracture qui augmente sans cesse, cherchant chaque jour un moyen nouveau de se canaliser, de se manifester.
Une fois aux portes des Champs-Élysées, la frustration allait se galvaniser encore davantage, et pour cause. Le pacifisme dont faisait alors preuve la quasi-totalité des participants allait se heurter aux violences d’une poignée de ti-clins, galets d’asphalte en mains. Occasion rêvée pour les flics de discréditer l’ensemble du mouvement et de mettre fin au party: bombes assourdissantes (j’ai encore les oreilles qui résonnent), hélicoptères de l’armée agissant comme bullies, projectiles renfermant des gaz lacrymogènes. La poisse. Yeux en feu, incapacité de respirer, maux de cœur et étourdissements, au point même de penser devoir s’effondrer au milieu du troupeau. Fin de la manif. Game over. Au diable la liberté d’expression. Belle manière d’engendrer une escalade de violences et, bien sûr, de frustrations. Jusqu’au point d’implosion.