J’ai 38 ans. Et l’un des doux plaisirs de la trente-huitée, c’est cette confiance, jamais acquise, mais tout de même fleurie. Ce petit brin d’expérience de vie qui aide à fendre le vent. À dire «non» sans hésitation aucune. À ne plus craindre l’imbécile ou, du moins, lui faire face sans bottines tournées vers l’intérieur.
Les printemps s’effeuillant, je me suis graduellement, comme bien des femmes, «endurcie», mais surtout révoltée contre la peur feu-follet, toute légitime, de marcher seule, le soir. J’ai appris à rétorquer aux ti-zèffes. À refuser qu’une consœur subisse quelque harcèlement que ce soit, même si pure inconnue sur le coin d’un boulevard. À intervenir. À protéger, du mieux que je peux. À marcher l’âme armée.
Mais depuis quelque temps, j’ignore ce qui se trame, dehors.
À cette époque pourtant TRÈS CLAIRE, où on s’évertue à expliquer doucement (pour ne pas se faire poignarder) à ceux que ça concerne que c’est assez, qu’on ne cessera jamais de dénoncer idiots et pourritures, eh bien, certains semblent prendre nos épées comme des invitations à essayer des petites affaires.
Depuis quelques mois, je ne compte plus les fois où je me fais suivre, où on me prend en chasse, comme ça, POUR LE PLAISIR, dans la rue.
Encore hier soir. Je sortais de chez moi quand un jeune homme, la vingt-cinquaine tout au plus, croisa ma route. À la seconde où je l’aperçus, vêtu simplement, marchant lentement à côté de sa bécane, toutes les cellules de mon corps m’ont hurlé de sacrer mon camp de là au plus vite.
«Mais mon instinct […] me dictait de traverser la rue LÀ et de m’éloigner d’un pas rapide en tirant le caniche confus par la laisse.»
Pas un mot. Pas même un regard échangé. Mais mon instinct, pourtant bien lové dans son petit lazyboy de quiétude avec ses doritos, me dictait de traverser la rue LÀ et de m’éloigner d’un pas rapide en tirant le caniche confus par la laisse.
À la milliseconde où j’ai traversé, il traversa aussi (eh ben!), marchant en ma direction précise, le regard fixé sur moi (qui évidemment me retournais comme une pardue toué trois secondes).
La rue était quasi déserte, bien qu’éclairée. Comme il se rapprochait, je me suis mise à courir, le chien dans les bras, en beau calvaire contre ce taré qui avait décidé de faire peur à une madame et, surtout, en beau calvaire de lui faire ce grand honneur.
Puis, le silence. Il avait disparu.
Je déposai donc le chien, résolue à retrouver mon calme, la joue rouge de colère, quand il réapparut délicatement de l’autre côté de la rue, à travers les arbres du parc, chevauchant son vélo comme un prince. Il pédalait lentement, à ma hauteur, me fixant, en sifflotant.
Ne manquait qu’une trame sonore de John Carpenter.
J’ignore pourquoi, mais je me suis immobilisée et ai plongé mon regard dans le sien, enragée de me faire imposer ce qui-vive injuste, bien que rester là, immobile, était sans doute la chose la plus sotte à faire. Des
passants décroisèrent heureusement nos regards; il poursuivit alors son chemin, satisfait.
Je rentrai illico en courant, parcourue de cette peur brûlante d’être suivie jusque chez moi.
De cette peur de mourir. Si lointaine, mais si familière.
J’ai 38 ans. Et hier soir, j’ai dormi la lumière allumée. Je vous déteste. CESSEZ.
La bise.