Un rapport fait état d’une hausse majeure du nombre de personnes en situation d’itinérance qui ont reçu une amende à Montréal dans les dernières années pour des motifs associés au profilage social.
Depuis 1994, un groupe d’expertes analyse de façon périodique le nombre de constats d’infraction remis par les agents du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) et les inspecteurs de la Société de transport de Montréal (STM) à des personnes qui ont déclaré comme adresse un organisme en itinérance. Il s’agit de données extraites de la Cour municipale.
Les cinq expertes, qui oeuvrent dans plusieurs universités de la province, ont ainsi analysé 50 727 constats d’infraction émis à des sans-abri entre 2012 et 2019, à Montréal. Des données «alarmantes», selon les chercheuses, d’autant plus que celles-ci ne représentent «que la pointe de l’iceberg de la judiciarisation de l’itinérance». Plusieurs sans-abri ne donnent effectivement pas l’adresse d’un refuge lorsqu’ils reçoivent une amende, et n’ont donc pas pu être pris en compte.
«Il n’y a jamais eu autant de constats d’infraction qui ont été émis à Montréal contre des sans-abri», affirme la directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal, Céline Bellot, en entrevue à Métro. L’experte en matière d’itinérance compte parmi les auteures de ce rapport.
Le profilage social en hausse
Les amendes émises à des itinérants par le SPVM concernent en «vaste majorité» la consommation d’alcool ou de drogues dans l’espace public ou le fait d’être en état d’ébriété dans un parc, par exemple. Dans le réseau du métro, des inspecteurs donnent un nombre important d’amendes chaque année à des sans-abri qui passent les tourniquets sans payer. La consommation d’alcool et le fait d’être étendu sur un banc ou sur le sol sont également sévèrement réprimés.
Ainsi, le rapport constate entre autres que 8493 sans-abri ont reçu une amende du SPVM ou de la STM, en 2018. C’est huit fois plus qu’en 1994. Le nombre de constats émis à la même catégorie de personnes a également plus que doublé entre 2014 et 2017, passant de 3841 à 9850.
Or, dans les dernières années, le nombre d’amendes émises à l’ensemble de la population pour des motifs de sécurité et d’ordre public a diminué. La proportion d’amendes distribuées pour ces motifs à des sans-abri par rapport au reste des Montréalais a donc continué de grimper au fil des années, atteignant un sommet de 41%, en 2017. Un pourcentage démesuré, par rapport à leur poids démographique à Montréal.
Le rapport indique d’ailleurs que 1260 sans-abri ont reçu plus de 10 constats d’infraction, entre 2012 et 2019. Ces personnes se retrouvent alors avec une dette colossale.
«Le nombre de constats d’infraction en général a diminué, mais il y en a plus d’émis contre les sans-abri. Ça signifie que la pratique de profilage social est encore pire [qu’avant].» -Céline Bellot, directrice de l’École de travail social de l’Université de Montréal
Les personnes autochtones plus ciblées
Plus de 4% des amendes analysées ont été remises à des personnes autochtones, constate le rapport, qui fait état d’une hausse marquée à cet égard entre 2012 et 2018. Les femmes autochtones sans abri sont celles qui écoperaient le plus du profilage social.
«Ce qu’on a pu constater aussi, c’est que les femmes autochtones en situation d’itinérance étaient beaucoup plus ciblées que les autres. Ce n’est pas une façon de les aider d’agir ainsi», soulève Mme Bellot.
Les expertes ont aussi décortiqué les arrondissements où ces amendes ont été distribuées. Ainsi, 68% de tous les constats d’infraction analysés ont été émis dans Ville-Marie, contre 7,4% dans le Plateau-Mont-Royal et 5,6% dans le Sud-Ouest, notamment.
Ces statistiques surprennent Mme Bellot, alors que dans les dernières années, différentes politiques visant à contrer le profilage racial et social par les forces de l’ordre ont vu le jour à Montréal. Des sites d’injection supervisée ont aussi été aménagés, notamment au centre-ville. Or, malgré tout, le profilage social a «empiré» dans la métropole, soupire-t-elle.
«Je suis choquée et inquiète parce qu’on voit qu’il semble y avoir de la volonté de changements, mais en pratique, il ne se passe rien [pour mettre fin au profilage social]», déplore l’experte.
«Il faut abroger ces règlements»
Les auteures du rapport recommandent donc à la Ville d’abroger les règlements municipaux qui contribuent au profilage social – notamment le règlement P-1– en plus de mettre en place des «mécanismes de surveillance communautaire de l’action policière».
«Il faut abroger ces règlements. Ces règlements n’ont pas lieu d’être. Ils datent d’une autre époque et ils sont utilisés spécifiquement contre ces personnes-là [en situation d’itinérance]», martèle le directeur général de Cactus Montréal, Jean-François Mary.
«Pour ces personnes-là, la police est un danger. Ça les force à se cacher pour vaquer à leurs activités quotidiennes et le fait de se cacher, ça tue», ajoute-t-il. Dimanche dernier, Raphaël André, un homme Innu en situation d’itinérance, a été retrouvé sans vie par des agents du SPVM dans une toilette chimique située à l’angle de la rue Milton et de l’avenue du Parc. Il avait 51 ans.
Mme Bellot appréhende d’ailleurs que la mise en place que les règles sanitaires mises en place par le gouvernement Legault, notamment le couvre-feu entre 20h et 5h, viennent aggraver le phénomène du profilage social à l’égard des sans-abri.
«Ce sont des couches de judiciarisation qui s’accumulent», explique l’experte.
Valérie Plante promet d’agir
Contacté par Métro, le cabinet de la mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est dit choqué par les constats tirés dans ce rapport.
«Ces chiffres ne sont pas acceptables. Il y a un consensus sur le fait qu’il ne faut pas judiciariser les personnes en situation d’itinérance. Maintenant, il faut s’assurer que c’est le cas sur le terrain, et nous continuerons de porter ce message à l’ensemble de l’organisation, mais les résultats doivent parler d’eux mêmes rapidement», a indiqué le cabinet par écrit.
Le SPVM, qui analyse ce rapport, n’a pas voulu commenter jeudi.