Celui qui vocifère depuis des années contre les stratagèmes d’évitement fiscal des grandes entreprises et des plus fortunés lance aujourd’hui Une escroquerie légalisée, un autre livre sur le sujet, quelques jours après la plus grande fuite de l’histoire à propos de ce monde occulte.
Métro a parlé des Panama Papers et des paradis fiscaux avec le philosophe Alain Deneault.
Vous préférez l’expression «législation de complaisance» à «paradis fiscal». Pourquoi?
«Paradis fiscal» est une expression que je n’apprécie pas pour des raisons historiques. Cette notion consiste en un recyclage de l’esthétique coloniale, avec les cocotiers, les palmiers…
Cela dit, les paradis fiscaux ne sont qu’une occurrence de législation de complaisance. Il y a par ailleurs d’autres législations qui garantissent l’ultra-permissivité dans d’autres domaines d’activité, dans des secteurs qui ne sont pas fiscaux à proprement parler, par exemple la question judiciaire ou l’enjeu de la réglementation.
C’est là un des éléments que j’ai voulu soulever : la question des paradis fiscaux n’est qu’un des problèmes que soulève l’enjeu des législations de complaisance, qui sont la catégorie générique pour désigner toutes ces législations ultra-permissives.
Vous dites que plusieurs États – dont le Québec – imitent les paradis fiscaux pour tenter d’attirer les investissements étrangers. Comment?
Je compare ces États à des boutiques. On se rend compte qu’il y a de petites boutiques et qu’il y a des supermarchés. Les Bermudes, le Panama, c’est comme la grande surface des paradis fiscaux, parce qu’on y offre à peu près tout.
Puis, il y a des boutiques, c’est-à-dire des pays qui vont se spécialiser dans une filière ou une autre. Le Québec, par exemple, s’est spécialisé dans le jeu vidéo et dans l’industrie numérique, d’une part. D’autre part, il est depuis longtemps une zone franche dans le domaine minier, pas en ce qui concerne le droit du travail mais en ce qui a trait aux impôts et aux redevances dans le domaine extractif. Les employés des minières paient trois fois plus d’impôts que les sociétés minières; ça en dit long.
Selon vous, les États peinent à boucler leurs budgets à cause de l’évitement fiscal des entreprises, puis ils comblent le manque à gagner en empruntant aux mêmes banques qui ne paient pas d’impôts ou en coupant dans les services. Pourquoi ne choisissent-ils pas plutôt de mettre un terme à l’évitement fiscal?
Au Québec, on a un premier ministre qui a créé en son nom un compte dans l’île de Jersey. On a un chef de l’opposition qui a dirigé un empire qui avait des structures offshore au Panama, au Delaware, à la Barbade et au Luxembourg. Le leader de la deuxième formation d’opposition, lui, a dirigé une société de transport aérien qui avait elle aussi une filiale à la Barbade, de son propre aveu.
On a donc affaire à des gens qui n’ont aucune crédibilité pour faire la lutte contre les paradis fiscaux.
«C’est souvent sur les enjeux fiscaux que les peuples se mobilisent et, en ce moment, on sent que la conjoncture est favorable à une mobilisation forte et décisive. Nous vivons des moments historiques.» -Alain Deneault, auteur du livre Une escroquerie légalisée
Que répondez-vous à ceux qui disent que c’est légal?
Quand [la banque visée par la fuite des Panama Papers] Mossack Fonseca nous dit que ce qu’elle fait est légal, c’est par rapport à quel système de lois? Le système de lois panaméen?
C’est pour cela que je parle d’escroquerie légalisée. Les lois ne sont pas l’œuvre des dieux! Quand les législateurs nous disent qu’ils le font parce que c’est légal, ils disent aussi: «On l’a rendu légal, donc on le fait.» Ce sont eux qui votent les lois.
Cette légalité-là, elle est politique, elle n’est pas écrite dans le marbre. Cette espèce de pauvreté anthropologique dans laquelle on essaie de nous enfermer est indigne de la parole publique.
Qu’est-ce que vous espérez comme suites aux Panama Papers?
Ce qui s’est passé avec les Panama Papers, c’est un coup de sonde. On a jeté un projecteur dans une mer d’opacité et on a aperçu quelques visages.
Ces cas spectaculaires permettent de concrétiser les choses, et c’est très bien qu’on passe par là. Mais au-delà de ça, il faudrait réfléchir sur le système, faire un lien fort entre la gravité des budgets d’austérité et l’évitement fiscal, dont sont responsables des milliers d’entreprises et d’acteurs fortunés. Il faudrait aussi comprendre que c’est comme cela qu’on peut expliquer l’écart de richesse abyssal que dénonçait récemment Oxfam, comme quoi 62 personnes détiennent l’équivalent de la richesse des 50 % les plus pauvres du monde.
Éditions Écosociété
Parution vendredi