Pour «prendre le relais du gouvernement Lévesque» et répondre à l’«urgence» linguistique, le gouvernement de François Legault entend revoir en profondeur la Charte de la langue française. Dans un épais projet de loi de réforme déposé jeudi, Québec proclame ses intentions de légiférer sur de multiples fronts, en plus d’instituer «le droit de vivre en français».
Le ministre responsable, Simon Jolin-Barrette, aura attendu les dernières semaines de la session parlementaire. Jeudi, il a finalement lu et déposé en chambre son projet de loi 96, intitulé «Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français».
La mesure législative est touffue. Elle fait cent pages et compte plus de 200 articles, en plus de faire appel à la disposition de dérogation. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) compte agir dans de nombreux secteurs de la société: les cégeps, les magasins et les entreprises, notamment.
«Le projet de loi 96 est solide, nécessaire et raisonnable», a souligné jeudi le premier ministre François Legault, lors d’un point de presse à l’Assemblée nationale.
«44 ans plus tard, un gouvernement nationaliste prend le relais du gouvernement Lévesque pour présenter une nouvelle Loi 101.» – François Legault
La mesure prévoit la création d’un ministère de la Langue française, du poste de ministre associé et d’un commissaire indépendant à la langue française. Elle vise à abolir le Conseil supérieur de la langue française, dont les pouvoirs seraient confiés au dit commissaire.
S’il est adopté, le «PL96» instituera aussi «Francisation Québec». Cette société d’État aurait pour objectif de fournir des cours de français à l’extérieur du cadre scolaire afin de fournir aux Québécois les «compétences suffisantes pour utiliser le français comme langue commune».
Au travail et au magasin
Québec frappe un grand coup dans les commerces et les entreprises, où la présence du français s’effrite, particulièrement à Montréal. Le projet de loi évoque l’élaboration d’un mécanisme de plaintes afin que les Québécois puissent dénoncer des services en français insuffisants ou inadéquats dans les commerces. En cas de violation, les Québécois auront accès à des recours juridiques au civil.
«Le “Bonjour-Hi”, n’est pas couvert par le projet de loi», a assuré M. Jolin-Barrette, qui s’était vu critiqué en 2019 quand il avait évoqué la possibilité que l’expression bilingue soit encadrée par la Loi.
Toujours dans le secteur commercial, Québec souhaite revenir à l’affichage avec «nette prédominance du français». C’est-à-dire qu’en cas d’adoption, la pièce législative exigerait que sur les affiches et les enseignes, le français ait un «impact visuel» plus important que toute autre langue.
«Ce qu’on dit aujourd’hui, c’est que, par exemple, si on prend Canadian Tire, les mots “centre de rénovation” devraient être un peu plus gros que Canadian Tire», a évoqué François Legault jeudi.
L’affichage unilingue n’est pas prévu au projet de loi.
Le projet de loi no 96 entend étendre la Loi 101 aux entreprises de 25 à 49 employés. Pour le moment, le cadre législatif ne s’applique qu’aux compagnies qui emploient plus de 50 personnes.
Moins de place en cégep anglo
La Loi 101 ne s’appliquera pas dans les cégeps. François Legault avait déjà écarté cette possibilité. Le ministre Jolin-Barrette opte plutôt pour un contingentement des places disponibles dans les établissements anglophones d’enseignement collégial.
Dans une année donnée, l’effectif à temps plein des cégeps anglophones ne pourrait donc pas dépasser les 17,5% de l’effectif total. Quant à l’augmentation annuelle des places, elle devrait se limiter à 8,7% de la hausse totale: si 10 000 nouveaux étudiants s’ajoutent à la rentrée, 870 d’entre eux pourront rejoindre le réseau anglais.
À l’automne 2019, environ 17% des inscriptions du réseau collégial avaient été faites dans des cégeps anglophones, selon des données du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur fournies à Métro.
«On a spécifiquement prévu que les établissements d’enseignement collégiaux vont devoir donner une priorité aux ayants droit, donc aux étudiants anglophones qui ont fait leur parcours scolaire au primaire et au secondaire en anglais», a précisé le ministre Jolin-Barrette lors d’un point de presse.
Déjà, dans le passé, Québec solidaire et le Parti libéral ont évoqué la nécessité de mettre un plafond à la fréquentation des cégeps anglophones. Le Parti québécois, lui, a récemment décidé de se positionner en faveur d’y étendre la Loi 101.
«Le Parti québécois dit: les francophones n’auront plus le droit d’aller dans les cégeps anglophones. C’est extrémiste, à mon avis.» – François Legault, premier ministre du Québec
Mesure attendue
Voilà plusieurs années que la CAQ laisse entendre qu’elle déposera son projet de réforme de la Loi 101. L’été dernier, le ministre Jolin-Barrette avait maintes fois laissé entendre qu’il déposerait la pièce législative imminemment.
Or, il aura fallu attendre les douze derniers jours de la session parlementaire à Québec pour que le projet de loi aboutisse. Deux groupes d’oppositions à l’Assemblée nationale – le Parti libéral et Québec solidaire – ont d’ailleurs devancé le ministre en déposant leurs propres plans pour revitaliser la langue de Molière.
Jeudi, François Legault a parlé d’un juste milieu. «Je pense, un peu comme on l’a fait avec la loi 21, on réussit à faire un compromis raisonnable, à atteindre notre objectif, mais à aller chercher le support de la population», a-t-il dit.
Un débat sur la langue pourrait bien naître dans les prochains mois. En mars dernier, l’Office québécois de la langue française faisait paraître des projections selon lesquelles la proportion des ménages qui utilisent le français à la maison passerait de 82% en 2011 à 75% en 2036.
Un autre rapport, paru en août 2020 lui, laissait entendre que deux tiers des entreprises montréalaises exigent l’anglais à l’embauche.
Si elle est adoptée la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français deviendra la septième modification majeure à la Charte de la langue française, déposée dans les années 1970 par le ministre péquiste Camille Laurin.
Des réactions multiples
Le projet de loi 96 a fait réagir jeudi, comme les controversés projets de loi 9 sur l’immigration et 21 sur la laïcité. Quelques citations en rafale:
- Paul St-Pierre Plamondon, chef du Parti québécois: «Nous sommes dans un réel contexte d’urgence linguistique. Ça nécessite du courage et le sens des responsabilités pour mettre en place des mesures qui auront un effet par rapport à ce déclin-là. Malheureusement, aujourd’hui, la CAQ nous a servi le strict minimum.»
- Dominique Anglade, cheffe du Parti libéral du Québec: «Ce projet de loi, ce n’est pas un projet de loi qu’on a considéré comme étant électoral, mais véritablement un projet de société. Et on souhaite qu’il soit rassembleur.»
- Ruba Ghazal, porte-parole de Québec solidaire en matière de langue française: «J’ai cherché dans des articles qui justifient l’utilisation de la clause dérogatoire, et je n’en trouve pas jusqu’à maintenant.»
- Maxime Laporte, président du Mouvement Québec français: «Bien sûr qu’on enregistre certains gains. Mais au mieux, ça va peut-être ralentir la régression du français.»
- Marlene Jennings, présidente du Quebec Community Groups Network: «Lors d’une rencontre récente avec Simon Jolin-Barrette, on nous avait assuré que l’objectif du gouvernement n’était pas d’enlever ou de diminuer la portée des droits Anglo-Québécois, ni de diviser les deux langues. Force est de constater que le projet de loi aura l’effet appréhendé.»