Plusieurs chefs québécois font parler d’eux à l’étranger: Normand Laprise, Martin Picard, David McMillan, Chuck Hughes… Mais il faut attendre le 13e rang pour voir apparaître une femme chef dans le top 30 des chefs d’ici les plus médiatisés hors Québec.
C’est ce qui ressort d’une analyse réalisée par Influence Communication entre le 1er juin 2012 et le 31 mai 2014 dont Métro a obtenu copie en exclusivité. La firme a colligé les informations médiatiques de plus de 160 pays, dans 22 langues, pour tracer le portrait médiatique de la gastronomie d’ici à l’extérieur de nos frontières.
Au total, le poids médiatique des chefs de sexe féminin est de 5,54%. Il est légèrement plus élevé dans les médias du Québec, avec 12,90%. Cette sous-médiatisation est d’autant plus difficile à expliquer qu’on sait que 46,9% des apprentis cuisiniers inscrits à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) en 2013 étaient des femmes, contre 53,1% d’hommes. «Dans les écoles, il y a beaucoup de femmes, mais très peu [d’entre elles] complètent leur formation», soutient Ginette Chapdelaine, ex-présidente de l’Alliance des femmes professionnelles des métiers de bouche, association aujourd’hui affiliée à la Société des chefs, cuisiniers & pâtissiers du Québec.
Considérant cela, la présence médiatique des femmes chefs est-elle représentative du nombre de femmes qu’on retrouve dans l’industrie? «Selon mon expérience, [ces chiffres] reflètent la réalité, explique Mme Chapdelaine, qui croit que ce phénomène est plus fort au Québec qu’aux États-Unis, par exemple.
Elle explique cette disparité non pas par la difficile conciliation travail-famille, mais plutôt par l’exigence du métier. «C’est un métier qui est dur physiquement. Il y a la chaleur, la rapidité à laquelle il faut travailler, la lourdeur des chaudrons… il n’y a pas que de la créativité [qui entre en ligne de compte]», croit-elle.
Bien qu’aucune donnée ne départage les chefs d’après leur sexe, selon un rapport du Conseil québécois des ressources humaines en tourisme – datant de 2010 –, 42,1% de la main-d’œuvre du sous-secteur de la restauration est féminine. «Il y a beaucoup de femmes [en restauration], mais elles travaillent surtout dans l’ombre. Elles ne sont pas nombreuses à occuper le devant de la scène», nuance Mme Chapdelaine, qui a elle-même possédé trois restaurants.
Deux femmes, une réalité
Au-delà des chiffres, Métro a voulu y voir plus clair en discutant de la question avec deux des cinq femmes chefs les plus médiatisées à l’étranger: Gita Seaton, chef-propriétaire du Nouveau Palais, et Anne Desjardins, chef-consultante pour le restaurant La coupole, qui a été à la tête de son propre restaurant, L’eau à la bouche, pendant 34 ans, jusqu’à sa fermeture en 2013. Regards croisés.
D’entrée de jeu, les deux chefs s’entendent: «C’est dommage qu’on sépare les hommes des femmes. Je préférerais qu’on fasse moins d’articles sur les femmes et plus d’articles sur les chefs», répète à plusieurs reprises Gita Seaton.
«Quand je suis dans une cuisine, je ne me sens pas différente [des hommes], soutient pour sa part Anne Desjardins. Je n’ai jamais eu à vivre de problématique [liée à mon sexe].» Selon elles, le métier de chef n’est pas vraiment différent qu’on soit un homme ou une femme.
À une chose près toutefois, selon Mme Desjardins: les femmes peinent à se hisser au sommet parce qu’elles «font des bébés». «J’ai connu plein de femmes formidables en cuisine qui, après être parties en congé maternité, ne sont pas revenues, déplore
Mme Desjardins. Elles ne voulaient pas revenir à cause des longues heures associées à ce métier. Elles ont fait des choix.»
«On me dit souvent: “Tu es propiétaire du Nouveau Palais? Tu es trop jeune!” Il y a pourtant des gars beaucoup plus jeunes que moi qui ont un restaurant, et on ne leur parle pas de leur âge.» -Gita Seaton, qui croit fermement qu’une telle remarque n’aurait jamais été faite à un homme chef de son âge.
Elle-même a eu ses enfants alors qu’elle était chef et propropriétaire de son restaurant L’eau à la bouche. «Je n’ai pas eu de congé de maternité, mais j’habitais au-dessus de mon restaurant, ce qui me permettait d’aller allaiter par exemple», explique la femme, qui croit que tous les chefs ne sont pas remplaçables en cuisine et que leur départ pour une longue période peut avoir un gros impact sur le restaurant.
Gita Seaton, 34 ans, n’a pas d’enfants. Mais si elle décidait d’en avoir, son métier ne serait pas une entrave, croit-elle. «C’est plus facile d’avoir des enfants quand tu es chef propriétaire parce que tu peux faire tes horaires comme tu veux», estime-t-elle. Anne Desjardins acquiesce.
Au-delà de cette question de la maternité, les deux chefs ont-elles souffert de discrimination? «For sure», répond du tact au tact la chef d’origine ontarienne, à la grande surprise de sa doyenne.
«Un plongeur m’a déjà dit que j’étais forte comme un jeune homme pakistanais, donne la chef du Nouveau Palais en exemple. Ou encore, on me prend souvent pour une serveuse.»
Ah, la force… Voilà un autre aspect qu’on pointe pour expliquer la disparité hommes-femmes en cuisine. «De nos jours, il y a des gars qui ne sont pas très forts…» lance la chef Desjardins, sourire en coin. Malgré cela, Gita Seaton, qui souffre d’épicondylite dans les deux bras, avoue que c’est un métier «difficile physiquement», point. «Que tu sois un homme ou une femme, c’est un métier qui demande une très bonne santé», complète Mme Desjardins.
Classement
Sur les 30 chefs québécois les plus médiatisés dans la presse étrangère (du 1er juin 2012 au 31 mai 2014) figurent 5 femmes. Voici leur classement et leur poids médiatique.
13. Gita Seaton 2,04%
17. Helena Loureiro 1,46%
24. Marie-Fleur St-Pierre 0,87%
27. Anne Desjardins 0,58%
29. Marie-Chantal Lepage 0,58%
Source: Influence communication
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