Avant Greta et Malala, il y avait Antigone. L’héroïne adolescente de Sophocle est transposée dans l’époque contemporaine par la réalisatrice Sophie Deraspe dans son film Antigone.
Une jeune femme se dresse seule face à l’injustice, armée de ses seules convictions, pour défendre les siens. Voilà comment on pourrait résumer grossièrement l’intrigue, qui lie les différentes versions d’Antigone.
À l’époque de la Grèce antique, Antigone, telle qu’imaginée par le dramaturge Sophocle, se battait au nom de l’amour fraternel pour offrir une sépulture décente à son frère Polynice, tué par son autre frère Étéocle.
Deux mille cinq cents ans plus tard, Sophie Deraspe a, elle, choisi de situer l’héroïne (brillamment interprétée par Nahéma Ricci) dans une famille kabyle immigrée au Canada pour fuir la guerre civile algérienne.
Ses frangins ne s’entretuent pas, mais leur sort est tout aussi tragique. Étéocle (Hakim Brahimi) est tué par un policier lors d’une rixe. Polynice (Rawad El-Zein), lui, est arrêté en tentant de défendre son frère et menacé d’expulsion.
Pour sauver Polynice et lui permettre de s’échapper, Antigone est prête au sacrifice ultime: prendre sa place en prison.
Par amour pour sa famille, encore une fois.
«Il fallait absolument garder ce qui m’a percutée à ma première lecture d’Antigone au début de la vingtaine, explique Sophie Déraspe à propos du processus d’adaptation. Ce qui m’avait vraiment galvanisée, c’est qu’Antigone est jeune et n’a pas de pouvoir comme on le conçoit dans notre monde. C’est une femme, elle n’a pas d’argent, pas de titre, pas d’arme. Mais elle tient tête à l’autorité, pour des raisons qui tiennent de son intégrité, de sa force morale et de son intelligence.»
Et aussi de son amour, dans lequel elle puise sa force.
«J’ai enfreint la loi, mais je recommencerais demain. Mon cœur me dit d’aider mon frère», proclame-t-elle dans la version de 2019 lorsqu’on l’amène devant la justice.
«Ce qui m’a le plus frappée dans ce personnage, c’est qu’elle est dans un amour inconditionnel, raconte Nahéma Ricci, 21 ans, qui a été choisi parmi des centaines de jeunes femmes dans le cadre d’un casting “sauvage”. De l’amour pour les membres de sa famille et même pour ses adversaires. Elle ne sera jamais dans la haine, même si elle a de la colère. Elle suit et elle est fidèle à son propre sens de la justice. Elle est prête à se sacrifier et à mourir pour ça.»
«Antigone a peur. Elle est terrorisée par le système devant lequel elle se dresse. Mais elle est quand même intègre. Elle combat sa timidité, sa fragilité, par sa force.»
Nahéma Ricci, interprète d’Antigone
Si l’Antigone originale se mesurait au roi de Thèbes, sa version moderne lutte contre un système beaucoup plus diffus.
«Dans notre monde, qui est le roi? C’est quoi, l’autorité? demande la réalisatrice du Profil Amina et des Signes vitaux. Je l’ai scindée en plusieurs parties: la police, la justice, le système pénal et, ultimement, la figure paternelle en la personne de Christian (Paul Doucet), le père d’Hémon, son amoureux.»
Le fait que l’intrigue soit campée dans une famille immigrante n’est pas anodin non plus.
«La pire chose que puisse faire l’État à un immigrant, c’est de lui retirer sa citoyenneté et de remettre en question son appartenance à la société, chose qu’il ne peut pas faire à un citoyen né ici, expose Sophie Deraspe, qui s’est directement inspirée de l’affaire Villanueva. Mon but premier n’était pas de parler d’immigration, mais du personnage d’Antigone et de la force de cette jeune femme. Mais assez vite le rapport à l’État, à l’autorité qui nous gouverne s’est posé. On n’est pas tous égaux, selon le lieu où on naît dans le monde. Ultimement, on devrait l’être, mais ce n’est pas le cas.»
Au-delà de la fiction
Antigone prend l’affiche au moment où des figures héroïques de jeunes femmes émergent un peu partout.
Qu’on pense à l’environnementaliste Greta Thunberg, à la militante pakistanaise pour le droit des femmes Malala Yousafzai ou à la plus controversée Ahed Tamimi, jeune Palestinienne condamnée pour avoir giflé un soldat israélien.
«Malala est définitivement une personnalité qui m’a inspirée, notamment dans la manière dont elle s’exprime. Elle a une telle sagesse et un certain calme qui m’ont vraiment inspirée pour le personnage», admet Nahéma Ricci, qui avait déjà incarné Antigone dans des productions théâtrales au secondaire et au cégep.
«Antigone, tout ce qu’elle a, ce sont ses convictions et sa force. À la base, Greta Thunberg aussi a seulement sa conviction qu’elle peut changer le monde. Et elle le fait à sa manière. C’est d’autant plus fascinant lorsque ça vient d’une jeune fille, alors qu’on voit souvent les femmes comme de petites poupées fragiles.»
Ce mélange de vulnérabilité et de force explique peut-être pourquoi la figure de la jeune héroïne exerce une fascination aussi grande.
«Peut-être parce que, de prime abord, ce n’est pas à elle qu’on attribue le pouvoir. On l’attribue davantage à des hommes, à des armées, à l’argent. La jeune femme, son pouvoir elle le porte strictement en elle, elle n’a rien d’autre pour le soutenir. Il y a quelque chose là qui nous est accessible», croit Sophie Deraspe, qui s’est tout de même gardée de faire d’Antigone une sainte ou une icône virginale à la Jeanne d’Arc.
«La plupart d’entre nous n’ont pas la trempe du héros. Mais tourner les yeux vers un personnage inspirant, je pense que ça nous fait du bien, poursuit la réalisatrice, qui signe également le scénario, la direction photo et le montage. Ça nous console de tout ce qui va mal dans l’humanité. Ça nous console qu’il y ait aussi des figures qu’on a envie de suivre et qui sont capables de nous rassembler.»
Honneur(s)
Après avoir été présenté dans les festivals, de Rome à Busan, Antigone prend finalement l’affiche demain au Québec.
Nommé Meilleur film canadien au prestigieux Festival de Toronto (TIFF), le long métrage a également été sélectionné pour représenter le Canada dans la course à l’Oscar du Meilleur film étranger.
«J’ai déjà fait la tournée des festivals avec d’autres films, mais avec Antigone, il y avait une volonté d’ouverture de ma part : ouvrir le champ des émotions pour offrir des scènes fortes à des comédiens et donc à un public, explique Sophie Deraspe. Peut-être que certains vont moins aimer, mais je pense que c’est accessible à un plus grand nombre de gens. J’en suis contente.»
«On est fières de montrer ce film, ajoute Nahéma Ricci. C’est toute une expérience de recevoir autant d’amour et de partager une œuvre avec le public.»