La pandémie a modifié le quotidien de tous, y compris de ceux dont le travail est justement de capturer l’essence de chaque journée, les photographes. Métro s’est interrogé sur l’impact de la crise sur ceux et celles qui documentent au jour le jour le moment historique que nous traversons.
Depuis deux mois, le retour à la maison est un peu plus complexe pour Josie Desmarais, photographe pour Métro.
Chaque soir après le boulot, elle prend le temps de désinfecter patiemment son équipement: son appareil photo, ses objectifs, son sac, ses ganses. Puis, elle change de vêtements et met ses habits du jour à l’écart.
«C’est une espèce de protocole que j’ai bâti pour être sûre de ne pas transmettre le virus et devenir un danger ambulant», raconte-t-elle en riant.
Métier oblige, les photographes de presse sont parmi les rares qui ont continué à circuler malgré le confinement. Leur travail a toutefois bien changé.
Fini les concerts, manifestations et autres grands rassemblements à immortaliser. Les rares conférences de presse sont devenues des «ballets» bien particuliers où les représentants des médias tentent de faire leur travail tout en restant à distance sécuritaire les uns des autres.
Et lorsqu’ils circulent dans les rues, les photographes trouvent souvent des lieux désertés par leurs cibles préférées: les humains.
«La façon d’entrer en contact avec les gens a vraiment changé, soutient Josie Desmarais. D’abord, il y a moins de gens dans les rues. Et on a une certaine phobie des autres en ce moment. Certaines personnes me lancent un: ’’approche toi pas’’ avec leurs yeux, d’autres détournent le regard. Mais j’ai vu plus souvent l’opposé: des gens heureux de me parler et d’être photographiés. Certains sont plus souriants et plus à l’aise, peut-être parce qu’ils ont été privés de socialisation. On devine leur sourire même derrière leur masque.»
L’attrait du vide
Le photoreporter indépendant Jules Gauthier a lui profité du vide pour jeter un regard nouveau sur sa ville.
«Pour beaucoup de photographes, dont moi, c’est toujours plus difficile de prendre des photos chez soi. Quand on est à l’étranger en reportage, tout est nouveau et l’œil est plus sensible. À Montréal, ce sont mes rues, je les connais, je suis un peu moins inspiré. Cette crise-là m’a donné une raison de sortir dans ma ville et de la photographier.»
Ses clichés en noir et blanc publiés sur son compte Instagram dépeignent un centre-ville monumental où les humains paraissent presque écrasés sous le poids des gratte-ciels.
«Je voulais jouer avec l’échelle, explique-t-il. Je voulais montrer l’humain en tout petit face aux grands immeubles du centre-ville. J’ai l’impression que l’architecture est plus visible, j’essaie de jouer avec ça.»
«La photographie est le meilleur médium pour documenter la crise puisqu’elle a une dimension affective immédiate pour celui qui la regarde.» Hélène Samson, spécialiste de la photographie
Celui qui a déjà photographié les ruines d’Alep, en Syrie, et de Detroit, au Michigan, retrouve une atmosphère semblable dans sa ville, à une échelle moins dramatique évidemment.
«Il n’y a pas de bruit, personne ne vient t’achaler. C’est très calme, tout se place tranquillement. C’est d’abord un travail de cadrage, donc j’ai tout le temps qu’il faut. Mais c’est étrange de marcher dans une ville sans rencontrer personne.»
Les photos de centre-ville déserté font partie des images marquantes de la pandémie. Photographier le vide n’est pas si facile qu’il n’y parait et n’est pas dénué d’intérêt artistique non plus.
«Vider un endroit de ses habitants peut permettre de découvrir autre chose: les lignes, la configuration, l’organisation de l’espace, souligne Hélène Samson, conservatrice de l’imposante collection photographique du Musée McCord.
«L’esthétique, c’est ce qui est propre à nous émouvoir, ce qui nous touche. Ce n’est pas nécessairement ce qui est beau, mais ce qui évoque des sentiments. Des espaces vides, désertés, inhabités, c’est très fort sur le plan émotionnel. Ça transmet une émotion bien particulière, qui peut être angoissante, triste ou encore très méditative.»
Pour la postérité
Conscient de l’importance historique du moment, le Musée McCord a embauché le photographe documentaire Michel Huneault pour archiver la crise.
Son mandat: prendre des clichés qui survivront à l’épreuve du temps et qui pourront témoigner de la période actuelle dans 20, 50 ou 100 ans.
«Lorsque je prends des photos, je dois me demander: qu’est-ce qui va être descriptif historiquement? Qu’est-ce qui est à la fois personnel et réel aujourd’hui, mais qui va garder une valeur historique forte et parler de notre époque dans le futur?» explique celui qui a aussi travaillé sur la tragédie de Lac-Mégantic et l’accident nucléaire de Fukushima.
Contrairement à ses collègues de la presse quotidienne, le photographe a le luxe de pouvoir étaler son regard sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois. «Je ne suis pas à la recherche d’exclusivité, je veux comprendre ce qui se passe à large échelle», commente-t-il.
Ce temps lui permet notamment d’avoir accès à des endroits qui échappent normalement à l’œil des médias, comme les hôpitaux, les CHSLD ou les usines.
«C’est une crise invisible d’une certaine façon. D’abord le virus lui-même est invisible. Et physiquement ça se passe beaucoup dans les maisons, dans la tête des gens et dans des lieux clos auxquels on n’a pas accès», juge Michel Huneault.
«Il faut discuter, négocier et sensibiliser à la photo documentaire pour avoir accès à certains lieux. Ce n’est pas seulement une question d’accès à l’information, mais d’intérêt général. La photographie en temps de crise, c’est une question de mémoire collective à construire. On a seulement un court moment pour le faire.»