Dans Bermudes, Claire Legendre emmène le lecteur dans une traversée du Québec, de Montréal à la Côte-Nord. La narratrice de son dernier roman se lance ainsi sur les traces d’une certaine Franza, cette écrivaine autrichienne mystérieusement disparue en 2005 lors d’un voyage sur le Saint-Laurent, dont elle doit écrire la biographie.
Quelques jours avant le passage de la métropole en zone rouge, Métro avait pu rencontrer l’autrice Claire Legendre pour discuter de Bermudes, cet ouvrage brillant, teinté de brouillard, à la fois énigmatique et sensuel, peut-être initiatique aussi.
De qui, de quoi, Bermudes raconte-t-il l’histoire?
On ne sait pas grand-chose de la disparition de Nicole Frazl, qu’on appelle Franza. Petit à petit, on va découvrir qu’elle s’est absentée du bateau sur lequel elle naviguait dix ans auparavant. Est-elle tombée à l’eau? Ou en est-elle descendue pour vivre une autre vie? En tout cas, on ne l’a jamais retrouvée. La question à se poser serait un peu «pourquoi a-t-on envie de disparaître?» On trouvera sûrement la réponse à travers l’expérience de la narratrice plutôt que dans les indices qu’elle va trouver sur Franza pendant son enquête. On peut imaginer en lisant Bermudes que les personnages se superposent.
Quelle est la part d’autobiographie, de réel, de fiction?
Je dis qu’il y a des personnages réels dans la mise en garde du début, parce que toute la partie qui se déroule sur la Côte-Nord et à Anticosti vient en fait d’un documentaire sorti en 2019 et que j’avais tourné en 2017. À l’époque, j’avais pris sur le navire Bella Desgagnés, qui va de Rimouski à Blanc-Sablon, et je m’étais arrêtée quelque temps sur l’île d’Anticosti. Les personnages de cette partie de Bermudes sont donc réels, ils portent leurs vrais noms. Les chapitres qui les concernent sont des verbatim de nos conversations. Je ne pouvais pas me permettre de leur faire dire n’importe quoi.
Après, je pense que tous les romans sont d’inspiration autobiographique, d’une manière ou d’une autre, pas tant dans les faits qu’on raconte que dans ce qui motive leur écriture. Il est évident que oui je suis une écrivaine, oui je suis française, oui je suis immigrée à Montréal, que j’ai voyagé sur la Côte-Nord et que j’ai vécu à Prague. C’est pour cela que j’ai envie de parler de ces sujets-là. Alors, l’histoire que je raconte, est-elle vécue ou complètement inventée? Il n’y a que moi que ça regarde… (Rires) C’est ce que Philippe Lejeune appelle le pacte fantasmatique: je donne des indices qui correspondent à mon identité… Ce qui est sûr, c’est que les états dans lesquels est cette femme, je les connais et j’avais envie d’en parler.
«N’est-ce pas toujours soi-même qu’on cherche dans le livre des autres?» peut-on lire sur le quatrième de couverture de Bermudes. «La seule manière d’aimer un livre, c’est de s’y reconnaître», répond Claire Legendre.
On retrouve dans Bermudes une certaine mélancolie, du sexe et la notion d’insularité. Pourquoi avoir choisi ces thèmes?
Au départ, se retirer du monde et disparaître était un fantasme. En 2003, je voulais vraiment partir aux Bermudes pour écrire ce livre qui j’imaginais tragique et romantique. Quand je me suis rendue à Anticosti en 2014, j’ai trouvé l’idée de le faire là-bas plus intéressante. En plus, Anticosti est grande comme la Corse, qui est une île que je connais bien car ma mère en est originaire. Mais à l’inverse, Anticosti est quasiment déserte, très plate, et en même temps l’accueil y était très chaleureux. Tous les gens que j’ai rencontrés avaient changé de vie en venant vivre sur l’île d’Anticosti après divers types d’échecs. Je me suis retrouvée là, comme face à un miroir. Partir sur une île où on ne connaît personne, s’enfermer de plus en plus sur soi pour permettre une ouverture aux autres: le livre est né de ça. Le salut possible est peut-être de regarder ailleurs.
Je pense que c’est difficile d’écrire sans être mélancolique. J’ai joué avec les mythes de la littérature, que sont l’autrice morte jeune et les couples d’écrivains. Et c’est difficile de faire ça en étant heureux. En ce qui concerne le sexe, je n’en ai pas parlé dans mes livres pendant 20 ans, car lors de la sortie Viandes en France en 1999, on m’avait reproché d’être trop crue. Pour Bermudes, il y avait dans la tentative de sortir de soi quelque chose qui passait par la sexualité. Pour moi, le sexe n’est pas un sujet en soi mais une modalité de la rencontre. J’ai trouvé intéressant le rapport de force à l’intérieur de cet enjeu-là, sans le sanctuariser pour autant. Je ne voulais pas de rupture de ton entre le moment où les personnages marchent dans la rue et celui où ils entrent dans une chambre. On peut écrire très normalement une scène de sexe.
Bermudes fait partie d’une trilogie littéraire, cinématographique – avec Bermudes (Nord), sorti en 2019 – et scénique, dont le spectacle Bermudes (Dérive) sera présenté en 2021.
Paru aux éditions Leméac, disponible en librairie