Tintin vêtu à la chinoise émergeant d’une jarre, nargué par un inquiétant dragon rouge: la maison Artcurial met aux enchères jeudi le génial dessin créé par Hergé en 1936 pour la couverture du Lotus bleu, une «pièce exceptionnelle» à l’histoire mystérieuse, estimée à plus de deux millions d’euros.
Ce petit dessin exquis à l’encre de Chine, gouache et aquarelle dépassera-t-il le record de 2014 qu’avait atteint le dessin des pages de garde des albums de Tintin, vendu 2,51 millions d’euros (frais inclus) par la même maison de ventes française? Il était alors le dessin original de BD le plus cher jamais adjugé dans des enchères.
Dans la «tintomania» ambiante qui règne depuis les années 1990, les planches dessinées par Hergé atteignent des sommets. En 2016, une planche d’On a marché sur la lune était partie pour 1,55 million d’euros.
Le Lotus Bleu est un des chefs d’oeuvre du dessinateur belge. L’album marque un tournant dans sa création. C’est celui «de sa maturité narrative et politique, pour laquelle il se documente en véritable journaliste», relève Artcurial. Les planches paraissent en 1934-35 dans la revue le «Petit-Vingtième», avant la publication de l’album en 1936.
Georges Rémi alias Hergé se passionne pour la Chine après sa rencontre avec un jeune diplomé de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles, Tchang Tchong-Jen, avec lequel il noue une amitié à vie.
Après les fantaisies et aventures rocambolesques des premiers albums au style boy scout, Georges Rémi adopte un registre plus grave, humaniste et réaliste, dans cette intrigue haletante où trafic de drogue et intervention armée du Japon se mêlent tragiquement.
Des décennies dans un tiroir ?
Sur ce dessin, l’angoisse se lit sur les traits de Tintin et de Milou, qui sortent la tête d’une jarre de faïence bleutée, face à un effrayant dragon rouge sang, sur fond de mur noir parsemé de signes mystérieux.
La reproduction de ce dessin coûtait trop cher, il ne sera pas retenu pour devenir la couverture de l’album. Une version simplifiée est adoptée, avec un dragon noir sur fond rouge et beaucoup moins de détails.
Un mystère entoure cette oeuvre, mise aux enchères lors d’une vente en ligne à cause de l’épidémie: a-t-il été vraiment offert par Hergé au fils de son éditeur Louis Casterman, Jean-Paul, alors âgé de sept ans, comme l’affirment les héritiers de l’éditeur?
L’enfant l’aurait plié en six et gardé dans un tiroir, d’où la feuille de papier aurait été ressortie des décennies plus tard.
Des experts mettent en doute la véracité de cette histoire, de même que l’ayant-droit d’Hergé: le Britannique Nick Rodwell, mari de Fanny, seconde épouse d’Hergé et légataire universelle, assure une protection sourcilleuse de l’oeuvre d’Hergé, dont les albums se sont vendus au total à 250 millions d’exemplaires.
Pour Philippe Goddin, un des meilleurs connaisseurs de l’oeuvre, «en mettant en vente le dessin, les Casterman ne sont coupables en rien. Ils ont cru à la légende que leur a transmis leur père». Mais il estime «éminemment suspect» le récit de Jean-Paul Casterman (mort en 2009) quand il affirmait avoir reçu ce dessin en cadeau.
Les traces de pliure sont certes visibles sur la feuille de papier, mais c’est parce que Hergé avait glissé le dessin dans une enveloppe pour l’envoyer au directeur adjoint de l’édition, Charles Lesne.
Selon cette hypothèse, le dessin serait resté depuis 1936, avec beaucoup d’autres, en dépôt chez Casterman, et n’aurait nullement été offert.