Le spectacle documentaire Ciseaux, présenté à Espace libre, aussi émouvant que jubilatoire, revisite la mémoire queer de Montréal, plus précisément celle des luttes lesbiennes, des années 60 à aujourd’hui.
Cette ode électrisante « aux Amazones d’hier devenues les lesbiennes d’aujourd’hui » est l’œuvre de Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau, partenaires de cœur comme de scène, éblouissantes de talent, de sensibilité et d’intelligence dans cette pièce vivifiante.
Elles étaient derrière Rock Bière : le documentaire, qui suivait l’alter ego drag-king de Mélodie, présentée il y a un an à Espace libre. Le théâtre leur a proposé de poursuivre la réflexion sur la sous-représentativité des personnes s’identifiant comme femme. « C’est magnifique de pouvoir s’exprimer ouvertement comme ça », confie Geneviève en entrevue avec Métro.
Où sont les bars lesbiens?
À l’origine de Ciseaux, un constat : il n’y a plus de bar lesbien à Montréal. Un élément parmi tant d’autres qui démontre que les lesbiennes sont invisibilisées dans la société, selon ce qu’exposent sur scène les fondatrices de la compagnie Pleurer Dans’ Douche.
Désirant aborder ce sujet les touchant profondément, elles ont plongé dans une recherche documentaire sur les luttes féministes de leurs prédécesseuses, dépoussiérant des archives et s’entretenant avec des lesbiennes de tous âges.
À partir de ces archives témoignant de réalités outrageantes et de leurs discussions, elles ont façonné la trame narrative de Ciseaux.
Vêtues d’étincelants justaucorps instaurant une ambiance de party, Geneviève et Mélodie retracent sur scène l’évolution des combats des lesbiennes et de la communauté queer à Montréal, enchaînant les tableaux et les personnages donnant corps aux enjeux.
Elles exposent la discrimination et la violence subies par les lesbiennes et autres personnes queers au fil du temps (stigmatisations qui n’ont pas été éradiquées, rappellent-elles) par l’entremise d’une mise en scène ludique, baignée de musique de circonstance, chorégraphies et lip-sync en prime.
Or, nonobstant les injustices dépeintes, elles ne manquent pas de parler d’amour, de volupté et de solidarité.
De Jeannine Masse à The L Word
La première entrevue d’une lesbienne, Jeannine Masse, faite à Radio-Canada en 1968 avec Bernard Derome, amorce le périple dans le temps. Une amoureuse courageuse traitée en criminelle qui est « allée au batte », s’émeut Geneviève en entrevue, et que l’histoire a oubliée, l’archive radio-canadienne ne portant même pas son nom. Elle sera internée à la demande de son mari et perdra la garde de sa fille.
La commune de lesbiennes radicales, appelée les « Tout nues du rang 8 » et fondée en Estrie dans les années 70; les innombrables descentes policières brutales dans les bars gais et lesbiens des années 70 et 80; le kiss-in des années 90; l’avènement de la série télé The L Word dans les années 2000… Mélodie et Geneviève ravivent la mémoire de tous ces événements et bien d’autres sur scène.
Elles ont même imaginé comment la célèbre émission jeunesse Bibi et Geneviève dans les années 90 aurait pu démystifier les réalités queers si l’extraterrestre avait été non binaire et son amie terrienne, lesbienne.
Elles ne manquent pas non plus de se gausser des clichés lesbophobes — oui, le Ciseaux du titre renvoie bien à la position sexuelle à laquelle les lesbiennes sont souvent associées — pour mieux les dénoncer.
Sur scène, on mange littéralement de la tarte au poil. On se réapproprie les clichés dit à notre sujet, sans tabous, avec humour.
Geneviève Labelle, cocréatrice de Ciseaux
Hommage à leurs prédécesseuses
Des témoignages de Calamine, Manon Massé, Safia Nolin, Judith Lussier, Monique Giroux, Eugénie Lépine-Blondeau et d’autres représentantes de la diversité sexuelle et de genre ponctuent la pièce. Les mots de Marie-Claire Blais et de Nicole Brossard tirés de leurs œuvres Les nuits de l’Underground, Amantes et La lettre aérienne résonnent également sur scène.
Manon Massé, militante aguerrie, aujourd’hui co-porte-parole de Québec solidaire, rappelle combien jadis les féministes refusaient d’être associées aux lesbiennes, alors que ces dernières étaient nombreuses au sein du mouvement des droits des femmes.
« Être rejetée d’une bataille dans laquelle tu t’investis, c’était quelque chose », souffle Geneviève en entrevue. Comme quoi la société était à des années-lumière des actuelles luttes intersectionnelles.
Avec Ciseaux, Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau ont souhaité ériger des ponts entre lesbiennes d’hier et d’aujourd’hui. « C’est un hommage à l’amour et aux femmes qui ont lutté avant nous, grâce auxquelles on est libres aujourd’hui », résume Geneviève — des femmes qui avant même de pouvoir se battre comme lesbiennes devaient lutter pour exister comme femmes tout court.
Si leurs recherches sur les combats lesbiens ont ouvert leurs cœurs aux réalités de tout le monde, conclut Geneviève Labelle, elle souhaite que les spectacteur.rice.s face de même, notamment envers les héritières des Amazones.
Par la force du propos de Ciseaux et la créativité remarquable de ses interprètes, l’on en sort euphorisé.
Ciseaux
Espace libre
Jusqu’au 3 décembre
Pleurer Dans’ Douche