La désoxygénation des eaux côtières est un phénomène observé à l’échelle globale depuis le milieu du XXᵉ siècle. Or un changement aussi important et rapide n’a jamais été observé pour une variable environnementale d’une si grande importance dans les écosystèmes marins côtiers et estuariens. Alfonso Mucci, Gwénaëlle Chaillou, Mathilde Jutras nous explique pourquoi ce phénomène a lieu.
ANALYSE – À la surface, rien d’apparent… mais, en profondeur, les eaux du Saint-Laurent s’essoufflent! Le manque d’oxygène s’accentue et la dé-oxygénation est irrémédiable.
Nos travaux de recherche portent sur un éventail de projets en géochimie marine, dont les causes et les conséquences de l’hypoxie (faible taux d’oxygène) dans les eaux profondes de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent.
Le Saint-Laurent colossal
Le Saint-Laurent est le plus grand estuaire (un plan d’eau côtier où se mélangent eau douce et eau salée et qui se déverse dans un océan) sur Terre. Il relie les Grands Lacs à l’océan Atlantique en y drainant près de 25 % des réserves mondiales en eau douce. Son débit moyen à Québec est d’environ 12 000 m³ par seconde, soit le deuxième plus grand débit d’eau douce du continent nord-américain après celui du Mississippi.
Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur
Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d’une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.
Son estuaire commence à la pointe est de l’île d’Orléans, à l’est de la ville de Québec. C’est là qu’on y retrouve les premières traces d’eau salée. Il s’étend alors sur 400 km jusqu’à Pointe-des-Monts, où il s’élargit et devient le golfe du Saint-Laurent, une mer intérieure qui est reliée à l’océan Atlantique par les détroits de Cabot et Belle-Isle.
L’estuaire est séparé en deux segments. D’une part, l’estuaire fluvial, qui s’étend de l’île d’Orléans à Tadoussac, près de l’embouchure du fjord du Saguenay. Il est relativement étroit (2 à 24 km) et peu profond, généralement moins de 30 mètres. On y retrouve un fort gradient de salinité (augmentation graduelle de la quantité de sel dissous dans l’eau) horizontal et la colonne d’eau est bien mélangée ou faiblement stratifiée. Une colonne d’eau est stratifiée lorsque des masses d’eau de différentes densités (déterminée par la température et le contenu en sel) se superposent. Ces masses d’eau ne peuvent se mélanger facilement sans un apport important d’énergie.
D’autre part, l’estuaire maritime du Saint-Laurent, qui s’étend de Tadoussac jusqu’à Pointe-des-Monts, est beaucoup plus large (30 à 50 km) et plus profond, puisqu’à son centre, une vallée sous-marine longue de 1 240 km plonge à plus de 300 m de profondeur; c’est le chenal Laurentien.
Et ce sont dans les profondeurs de ce chenal que l’oxygène manque.
Trois couches d’eau
Pour bien comprendre les causes de la dé-oxygénation, il faut savoir que la colonne d’eau dans l’estuaire maritime et le golfe se compose de trois couches: une couche de surface, peu dense, relativement chaude et saumâtre (située entre 0 à 30 m) qui s’écoule vers l’Atlantique; une couche intermédiaire froide, située entre 30-150 m de profondeur d’une salinité d’environ 32 g/kg (l’eau d’un lac ou d’une rivière contient typiquement moins de 0,01 g/kg de sels dissous tandis que l’eau de mer en contient près de 35 g/kg), qui se forme l’hiver dans le golfe et remonte l’estuaire.
Enfin, sous 150 m, on trouve des eaux profondes denses, plus chaudes (entre 2° à 7 °C) et salées (salinité entre 33 à 35 g/kg). Elles se forment sur la pente continentale près du Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, par un mélange d’eaux froides et bien oxygénées du courant du Labrador et d’eaux plus chaudes et moins oxygénées provenant du courant centre-ouest Atlantique.
Ces eaux denses tapissent le fond du chenal Laurentien et migrent lentement vers Tadoussac, avec une quantité limitée d’oxygène dissous. Cette quantité diminue au cours de son transit puisque les bactéries, principalement, consomment progressivement l’oxygène.
Historique de la dé-oxygénation des eaux profondes
En 2003, une première série de mesures a révélé la présence de faibles concentrations d’oxygène dissous dans les eaux profondes de l’estuaire maritime, proche de Rimouski. Les concentrations étaient sous la valeur seuil de l’hypoxie sévère (62,5 µmol/L ou 20 % de saturation, soit 20 % de ce que la concentration en oxygène dissous devrait être si l’eau était en équilibre avec l’atmosphère). Sous ce seuil, plusieurs espèces de poisson, telle la morue, ne peuvent survivre longtemps.
De plus, la structure et l’activité des communautés benthiques, tels les mollusques et crevettes, qui vivent en profondeur près du fond, en sont fortement modifiées. Des concentrations de 60 µmol/L (soit 18 % de saturation) tapissaient alors le fond du chenal et cette zone hypoxique s’étendait sur environ 1 300 km2, de Tadoussac à Pointe-des-Mont.
Une compilation de données historiques et de données acquises entre 2003 et 2021 révèle que les concentrations en oxygène dissous dans les eaux profondes de l’estuaire ont diminué considérablement au cours du dernier siècle, passant d’environ 135 µmol/L en 1934 à 60 µmol/L entre 1985 et 2010. En 2021, cependant, les concentrations mesurées chutent à 35 µmol/L, soit 2 fois moins que le seuil de l’hypoxie sévère, et presque 2 fois moins que seulement deux années plus tôt.
De plus, la zone baignée par ces faibles concentrations d’oxygène s’étend maintenant jusqu’au golfe, triplant la superficie de la zone hypoxique en à peine 20 ans!
Quelles en sont les causes?
Alors que les concentrations en oxygène dissous diminuent, les températures de la masse d’eau profonde, elles, augmentent de manière draconienne, passant de 3 °C à plus de 6 °C au cours du dernier siècle. Ces changements historiques de température et de concentration en oxygène sont appuyés par des analyses micropaléontologiques (dénombrement et identification des fossiles de micro-organismes) et géochimiques des sédiments récoltés au fond du chenal Laurentien. Et cette tendance s’étend bien au-delà du XXe siècle.
Une analyse des variables chimiques et physiques des eaux profondes révèle aussi un changement des proportions relatives des eaux issues des courants du Labrador et du Gulf Stream alimentant le chenal Laurentien. La proportion des eaux chaudes et moins oxygénées issue du Gulf Stream augmente, aux dépens des eaux froides et plus oxygénées en provenance du courant du Labrador.
Donc, une plus faible contribution du courant du Labrador résulte en des eaux plus chaudes et moins riches en oxygène. Alors qu’en 1930, 72 % des eaux profondes provenaient du courant du Labrador, cette proportion est passé à moins de 20 %.
Un phénomène global
La désoxygénation des eaux côtières est un phénomène observé à l’échelle globale depuis le milieu du XXᵉ siècle. En 1995, environ 200 sites étaient répertoriés. En 2008, ce nombre avait plus que doublé!
Un changement aussi important et rapide n’a jamais été observé pour une variable environnementale d’une si grande importance dans les écosystèmes marins côtiers et estuariens. Dans la plupart des cas, cependant, le manque d’oxygène est temporaire. Lorsque la colonne d’eau est peu profonde et stratifiée de façon saisonnière, comme dans le golfe du Mexique, les épisodes d’hypoxie, voire d’anoxie (absence totale d’oxygène dissous), ne persistent pas toute l’année.
L’oxygène dissous y est renouvelé lors des épisodes de ventilations automnales ou hivernales. Ces ventilations ont lieu lorsque la colonne d’eau est refroidie par l’atmosphère et que la densité des eaux de surface devient assez élevée pour engendrer un mélange complet de la colonne d’eau, apportant ainsi de l’oxygène jusque dans le fond.
Or, dans l’estuaire du Saint-Laurent, l’hypoxie est persistante, car la colonne d’eau est profonde et fortement stratifiée toute l’année. Les eaux profondes qui migrent de l’Atlantique vers Tadoussac sont isolées de l’atmosphère pendant 4 à 7 ans et l’oxygène dissous y est graduellement consommé tout le long du transit.
Reste à savoir si le réchauffement des eaux de l’Atlantique persistera, menaçant alors de plus belle les écosystèmes du Saint-Laurent.
Nous tenons à remercier la contribution de Joannie Cool qui a récemment complété une maîtrise sur la dynamique de l’oxygène dans les sédiments de l’estuaire de Saint-Laurent et qui a assuré l’acquisition de données probantes pendant quelques années.
Alfonso Mucci, Professeur Émérite en géochimie et océanographie, McGill University; Gwénaëlle Chaillou, professeure de chimie marine à l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER-UQAR), Université du Québec à Rimouski (UQAR), and Mathilde Jutras, PhD candidate, physical and biogeochemical oceanography, McGill University
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.